Marques sonores : le son d’ouverture d’une canette et le bruit d’un moteur

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Introduction

Le droit des marques constitue une part importante de mon activité d’avocat en propriété intellectuelle.

Comme nous l’avons vu ici, à côté des marques assez classiques (les marques qui couvrent des mots et/ou des éléments graphiques), il est également possible de déposer des marques un peu plus spéciales, comme par exemple des marques de couleur et des marques sonores.

Nous avons déjà examiné les marques de couleur à plusieurs reprises. Je vous renvoie, par exemple, ici et .

Je vous propose donc aujourd’hui de nous intéresser aux marques sonores.

Les marques sonores : rappel des principes

Il est désormais acquis qu’un son peut être déposé comme marque.

L’article 4 du règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne le confirme :

Peuvent constituer des marques de l’Union européenne tous les signes, notamment les mots, y compris les noms de personnes, ou les dessins, les lettres, les chiffres, les couleurs, la forme d’un produit ou du conditionnement d’un produit, ou les sons (…)” (je souligne).

L’article 3 de la directive 2015/2436 rapprochant les législations des États membres sur les marques prévoit également cette possibilité.

Lorsqu’un son est déposé comme marque, on parle de “marque sonore”.

Il peut s’agir d’un son ou d’une combinaison de sons.

L’Office européen de la propriété intellectuelle (EUIPO) fournit, sur son site, des exemples de marques sonores.

On peut également relever que le thème de James Bond a été enregistré comme marque sonore : Marque UE n°018168977. Ceci peut poser d’autres questions (dans lesquelles on ne rentrera pas dans le cadre du présent article) : comment articuler le droit des marques et le droit d’auteur ? ; le droit des marques ne permet-il pas ici de prolonger indéfiniment une protection qui s’éteindra, un jour ou l’autre, en droit d’auteur ?

Comme toutes les marques (le principe est transversal), une marque sonore, pour être valable, doit être apte “à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises”.

C’est ce que l’on appelle le “caractère distinctif”.

Et c’est précisément cette exigence de caractère distinctif qui peut poser davantage de problèmes pour une marque sonore que pour des marques plus classiques (notamment les marques verbales, les marques figuratives et les marques semi-figuratives).

Ceci s’explique, entre autres, par le fait que le public pertinent n’est, en général, pas habitué à percevoir un son comme une marque (c’est-à-dire comme un signe qui identifie les produits et services d’une entreprise, et les distingue de ceux d’autres entreprises).

Comme l’explique l’EUIPO dans ses Directives relative à l’examen :

“L’acceptabilité d’une marque sonore dépend (…) de la question de savoir si le son est distinctif en lui-même, à savoir, si le consommateur moyen percevra le son comme (…) servant à indiquer que les produits ou services sont exclusivement associés à une seule entreprise”.

“Un son doit avoir « une certaine prégnance » (…) permettant au consommateur ciblé de le percevoir et de le considérer comme une marque”.

“Les consommateurs n’ont pas pour habitude de présumer l’origine des produits en l’absence de tout élément graphique ou textuel, étant donné que généralement un son en soi n’est utilisé dans aucun secteur commercial comme moyen d’identification”.

Je vous propose d’illustrer ces principes avec deux cas d’application intéressants. Le premier concerne le son d’ouverture d’une canette et le second le bruit d’un moteur.

Le son d’ouverture d’une canette (TUE, 7 juillet 2021, T‑668/19)

Dans cette affaire, le Tribunal de l’Union européenne a eu à se prononcer sur une marque déposée pour “le son qui se produit à l’ouverture d’une canette de boisson, suivi d’un silence d’environ une seconde et d’un pétillement d’environ neuf secondes” (§2 de l’arrêt).

Vous pouvez l’écouter en cliquant ici.

Ce son sera parfois visé ci-dessous comme “le son litigieux”.

Le dépôt de marque couvrait des produits et services en classes 6, 29, 30, 32 et 33 (récipients en métal et diverses boissons).

Tant l’examinateur que la chambre de recours de l’EUIPO avaient refusé d’enregistrer cette marque.

Selon l’examinateur, le caractère distinctif fait défaut car le son litigieux ne sera pas perçu par le public pertinent comme une marque, c’est-à-dire comme une indication d’origine commerciale des produits commercialisés sous cette marque (§§4 et 5 de l’arrêt) .

La chambre de recours de l’EUIPO va arriver à la même conclusion que l’examinateur, aux termes d’un raisonnement qui peut être résumé comme suit (§6 de l’arrêt) :

    • “le grand public [n’est] pas nécessairement habitué à considérer un son comme une indication de l’origine commerciale” ;
    • “pour pouvoir être enregistré comme marque, un son [doit] avoir une certaine prégnance ou une capacité à être reconnu, de sorte qu’il puisse indiquer aux consommateurs l’origine commerciale des produits ou des services en cause” ;
    • “la marque demandée [consiste] en un son inhérent à l’usage des produits en cause, de sorte que le public pertinent percevrait ladite marque comme un élément fonctionnel et une indication des qualités des produits en cause et non comme une indication de leur origine commerciale”.

En clair : le public pertinent ne percevra pas, dans le son d’ouverture d’une canette tel que déposé, une marque.

A la suite de cette décision négative de la chambre de recours, le déposant sollicite du Tribunal de l’Union européenne qu’il annule cette décision.

Selon le Tribunal, le son émis lors de l’ouverture d’une canette (tel que décrit ci-dessus) sera perçu comme un élément purement technique et fonctionnel (§40 de l’arrêt), ce qui exclut tout caractère distinctif puisqu’à partir du moment où le public pertinent perçoit ce son comme technique et fonctionnel, il ne verra pas dans ce son l’indication d’une origine commerciale (§41 de l’arrêt).

Le Tribunal relève également que le pétillement des bulles renverra immédiatement le public pertinent aux boissons (§42 de l’arrêt). Or, les boissons correspondent à la plupart des produits visés par la demande de marque en cause. L’on voit poindre ici le problème du caractère descriptif du signe.

Le Tribunal estime ensuite que le son litigieux, pris dans son ensemble (en ce compris le silence), ne présente aucune caractéristique particulière qui permettrait de conclure que le public pertinent y verrait une marque, et non simplement un aspect fonctionnel et technique.

Quant au “tempo” (le silence dure 1 seconde et le pétillement 9 secondes), le Tribunal considère que ces éléments ne seront pas perçus par le public pertinent (§§44-46 de l’arrêt).

Le Tribunal considère également que le son litigieux ne se différencie pas vraiment des sons d’ouverture de canettes des autres opérateurs sur le marché. Le son litigieux n’est, de ce point de vue, pas inhabituel, mais au contraire prévisible et usuel (§47 de l’arrêt). Ce qui, pour ce motif également, empêchera le public pertinent de percevoir le son litigieux comme une marque, c’est-à-dire comme un signe rattaché à une entreprise en particulier pour identifier les produits et services de celle-ci et les distinguer de ceux d’autres entreprises.

Le Tribunal en conclut que le son litigieux est dépourvu de caractère distinctif et qu’il ne peut, dès lors, pas être enregistré comme marque.

Le bruit d’un moteur (EUIPO, refus d’enregistrement, 25 août 2023)

Dans cette affaire toute récente, il était question d’une marque sonore déposée pour le bruit d’un moteur de véhicule qui accélère rapidement, puis se calme lorsqu’il atteint une certaine vitesse.

Vous pouvez l’écouter en cliquant ici.

Cette marque a été déposée pour des produits et services en classes 9, 12, 28 et 41, essentiellement en lien avec des véhicules, des pièces de véhicules, des modèles réduits de véhicule, etc.

Dans sa décision du 25 août 2023, l’examinateur estime que ce bruit de moteur ne peut pas être enregistré comme marque en raison d’un défaut de caractère distinctif.

L’examinateur explique que la question n’est pas vraiment de savoir si le public pertinent identifiera, ou non, un bruit de moteur ; mais, bien plus fondamentalement, de savoir si le public pertinent y prêtera attention et s’il percevra ce bruit de moteur comme une marque, c’est-à-dire comme un signe permettant de distinguer les produits et services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises.

Or, tel n’est pas le cas selon l’examinateur.

En effet, sauf si le bruit de moteur a fait l’objet d’une utilisation intensive sur le marché au titre de marque, le public pertinent n’y sera pas attentif et ne le mémorisera pas.

En outre, le bruit de moteur tel que déposé comme marque est un bruit de moteur typique ; il ne permettra donc pas au public pertinent de l’attribuer à une entreprise spécifique.

De ce point de vue, l’examinateur n’est pas d’accord avec le déposant à propos du fait que la marque couvrirait une composition sonore inhabituelle. Pour l’examinateur, il s’agit simplement d’un bruit de moteur qui se met en marche, qui accélère rapidement et qui cesse d’accélérer lorsqu’une certaine vitesse est atteinte. Or, un tel son est bien connu du public pertinent. Ce bruit ne contient pas d’élément frappant ni d’élément facile à retenir ; il ne permettra donc pas au public pertinent de considérer ce bruit comme un son particulier, ni de l’attribuer à une entreprise spécifique.

Toujours selon l’examinateur, le public pertinent percevra certes un effet sonore, mais cet effet sonore ne sera pas identifié comme une marque.

Un recours est toujours possible dans cette affaire. Il n’est donc pas impossible qu’une décision différente intervienne à un stade ultérieur.

A suivre donc !

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles