IA et droit d’auteur, la décision intéressante d’un tribunal américain

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C’est une décision intéressante, en matière d’intelligence artificielle et de droit d’auteur, qui a été prononcée tout récemment par un tribunal américain.

La référence de l’affaire est la suivante : Civil Action No. 2022-1564, THALER v. PERLMUTTER et al.

La décision, prononcée par la juge Beryl Howell, date du 18 août 2023.

Elle est disponible sur le site de l’U.S. District Court for the District of Columbia.

Les faits ayant mené au litige

Stephen Thaler a développé un système d’intelligence artificielle qu’il prétend capable de générer, de façon autonome, des oeuvres visuelles originales, à l’instar de ce que peut créer un artiste humain.

L’une des oeuvres produites par ce système s’intitule “A Recent Entrance to Paradise”.

Stephen Thaler tente d’enregistrer cette oeuvre auprès de l’U.S. Copyright Office.

L’Office s’oppose à cette demande d’enregistrement en raison du fait que le droit d’auteur ne s’applique qu’aux oeuvres créées par des êtres humains.

Stephen Thaler est en désaccord avec ce principe. Il estime, par ailleurs, que lorsqu’une intelligence artificielle crée en toute autonomie, les droits d’auteur doivent revenir au propriétaire de cette intelligence artificielle.

Face aux refus répétés de l’Office d’enregistrer cette oeuvre, Stephen Thaler introduit une action en justice, qui va mener à la décision du 18 août 2023 dont je vais vous parler ci-dessous.

La décision de la juge Beryl Howell

Aux termes de sa décision, la juge Beryl Howell donne raison à l’Office : une oeuvre créée sans intervention humaine ne peut nullement être protégée par le droit d’auteur. Stephen Thaler est ainsi débouté de ses prétentions.

Mais ce qui est surtout intéressant, c’est le raisonnement de la juge Beryl Howell.

Ce raisonnement peut être résumé comme suit :

  • Le droit d’auteur a été conçu de façon à pouvoir s’adapter aux évolutions technologiques. Il n’en reste pas moins constant que la condition sine qua non du droit d’auteur est la créativité humaine.
  • Autrement dit, tout aussi adaptable ou malléable qu’il soit, notamment pour tenir compte des évolutions technologiques, le droit d’auteur reste invariablement lié à la créativité humaine.
  • Si les photographies sont susceptibles de protection par le droit d’auteur, alors qu’elles sont réalisées au moyen d’un appareil qui reproduit ce qui se trouve devant lui, c’est précisément parce qu’un auteur humain intervient dans le processus créatif et qu’à cette occasion, l’auteur humain peut faire preuve d’originalité. L’intervention humaine est, ce faisant, incontournable.
  • L’histoire et l’évolution du droit d’auteur américain confirment que la créativité humaine constitue le socle du droit d’auteur.
  • La Cour suprême a systématiquement fait appel à la notion de création humaine, à chaque fois qu’elle a eu à se prononcer en matière de droit d’auteur.
  • La jurisprudence des juges du fond va dans le même sens. Ainsi, par exemple, dans une affaire ayant mené à un arrêt de la Cour d’appel du 9ème circuit, il avait été plaidé que le livre en litige était constitué de messages divins prononcés par des êtres spirituels et célestes. A cette occasion, la Cour d’appel a rappelé que le droit d’auteur n’a pas pour objet de protéger des oeuvres créées par des être spirituels et célestes, mais bien de protéger celles qui sont le résultat de la créativité humaine.
  • Certes, le droit d’auteur va, à l’avenir, être mis sous pression puisque les artistes vont, de plus en plus, utiliser l’intelligence artificielle dans le cadre de la création de leurs oeuvres. L’intelligence artificielle fera partie de leur boîte à outils. Ce qui va susciter des questions complexes (quelle est la part de créativité qui revient à l’humain ?). Mais, en l’espèce, la question est beaucoup plus simple, puisqu’il n’agit pas d’une utilisation par l’artiste de l’intelligence artificielle comme un outil de création ; mais, bien plus fondamentalement, d’une oeuvre créée de façon totalement autonome par une intelligence artificielle. Or, dans un tel cas, il n’y a pas de créativité de la part de l’humain, ce qui exclut toute possibilité de protection par le droit d’auteur.
  • La juge Beryl Howell relève que Stephen Thaler tente, en vain, de modifier les faits en cours de procédure. En effet, alors qu’au départ (devant l’Office), il prétendait que l’oeuvre avait été créée de façon totalement autonome par son système d’intelligence artificielle, il explique désormais qu’il a dirigé ce système lors du processus de création et qu’il lui a donné des instructions. Quoi qu’il en soit, ces nouvelles explications ne peuvent, pour des raisons procédurales, pas être prises en considération puisque l’Office a pris sa décision de refus sur la base des explications initiales de Stephen Thaler (absence d’intervention humaine). Or, c’est cette décision qui est contestée devant le tribunal.

L’AI qui crée de façon autonome vs. l’AI comme outil de création au service de l’humain

Ce qui me semble intéressant en lisant cette décision, c’est la distinction qui se dessine entre deux hypothèses :

  • 1ère hypothèse : celle où l’intelligence artificielle crée en toute autonomie (ce qui correspond au cas d’espèce, même si Stephen Thaler a, in fine, tenté de modifier sa position).
  • 2nde hypothèse : celle où l’intelligence artificielle est un outil de création que l’humain va utiliser dans son processus créatif.

Dans la première hypothèse, la situation est assez “simple” : le droit d’auteur ne peut pas s’appliquer puisqu’il n’y aucune création humaine.

Dans la seconde, c’est plus nuancé, et cela dépendra de chaque cas d’espèce ; selon l’importance de l’apport de l’intelligence artificielle et de celui de l’humain. Et c’est dans cette seconde hypothèse que se poseront le plus de questions. Comme l’écrit la juge Beryl Howell :

“Undoubtedly, we are approaching new frontiers in copyright as artists put AI in their toolbox to be used in the generation of new visual and other artistic works. The increased attenuation of human creativity from the actual generation of the final work will prompt challenging questions regarding how much human input is necessary to qualify the user of an AI system as an “author” of a generated work, the scope of the protection obtained over the resultant image, how to assess the originality of AI-generated works where the systems may have been trained on unknown pre-existing works (…)” (p. 13 de la décision).

Je crois, de ce point de vue, que cette décision va dans le sens de ce que je vous expliquais ici et là.

Le lien avec l’affaire DABUS

Il y a un autre point intéressant à épingler avec cette affaire.

Stephen Thaler, qui a introduit cette procédure contre l’U.S. Copyright Office pour faire reconnaître que les oeuvres générées par intelligence artificielle sont protégeables par le droit d’auteur, n’en est pas à son coup d’essai.

Il avait déjà tenté de déposer des brevets au nom d’une machine appelée “DABUS”, décrite comme une forme d’intelligence artificielle.

Cela avait notamment donné lieu a des refus de l’Office européen des brevets, au motif qu’un inventeur au sens du droit des brevets doit nécessairement être une personne physique, donc un être humain.

Je vous renvoie aux articles que j’avais écrit à ce propos :

Ceci montre aussi que l’intelligence artificielle pose des questions essentielles dans tous les champs de la propriété intellectuelle.

Les exemples évoqués ci-dessus ont trait au droit d’auteur et au droit des brevets ; mais des questions très similaires pourraient aussi se poser en droit des dessins et modèles.

Pour le droit des marques, c’est sans doute, au moins en partie, différent (dans la mesure où une marque n’est pas forcément une création). Cependant, si une marque venait à être déposée par une intelligence artificielle ou une machine, la question de la titularité se poserait nécessairement.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles