Amazon ne peut pas artificiellement échapper à la compétence du juge belge

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Le jugement du 25 novembre 2013

Un litige oppose la société belge Auvibel à la société luxembourgeoise Amazon à propos des rémunérations dues pour copie privée.

Auvibel est la société belge chargée de percevoir et de répartir les rémunérations dues en contrepartie de l’exception de copie privée.

Amazon (faut-il la présenter ?) est, quant à elle, une société qui gère des sites de commerce électronique et de vente en ligne.

Auvibel reproche à Amazon, s’agissant du marché belge, de ne pas lui fournir les chiffres des ventes de supports et d’appareils permettant la reproduction sonore et audiovisuelle, alors que c’est précisément sur la base de ces ventes qu’est calculée la rémunération pour copie privée (rémunération dont l’objectif est d’indemniser les auteurs pour les pertes de revenus découlant des copies privées).

Auvibel attaque alors Amazon devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles afin que celui-ci (i) constate qu’Amazon vend en Belgique des supports et des appareils destinés à la reproduction d’oeuvres sonores et audiovisuelles, sans déclarer ces ventes et donc sans acquitter la rémunération équitable ; et (ii) ordonne, en conséquence, la cessation de ces infractions sous peine d’astreinte.

A la suite de cette assignation, Amazon conteste la compétence internationale des juridictions belges.

Selon Amazon, le litige n’entretiendrait aucun lien avec la Belgique dès lors que les sites concernés sont :

  • un site italien : www.amazon.it
  • un site espagnol : www.amazon.es
  • un site anglais : www.amazon.co.uk

C’est cette question de compétence internationale qui, à la lecture du jugement du 25 novembre 2013 du président du tribunal de première instance de Bruxelles, a retenu toute mon attention.

Selon le président, Amazon se trompe : le litige entretien bel et bien des liens avec la Belgique. En effet, si les sites amazon.it, amazon.es et amazon.co.uk ont un nom de domaine avec une extension nationale, il ne s’en déduit pas pour autant que le public et le marché belges seraient exclus par ces sites web :

“Au contraire, ces sites permettent la livraison dans le monde entier, sans exclure explicitement la Belgique. Auvibel démontre par ailleurs que l’un d’eux (UK) a pu être utilisé par un utilisateur établi en Belgique (sa pièce B.6). Amazon ne peut sérieusement contester que des consommateurs européens ou autres et qui parlent l’espagnol, l’anglais et l’italien, établis ou résidant en Belgique sont des utilisateurs potentiels du site litigieux. Si tel est le cas, l’échange intracommunautaire pourra s’opérer par l’intermédiaire des sites litigieux en Belgique, ce qui suffit pour fonder la compétence des tribunaux belges.

La circonstance que par ces sites, Amazon a volontairement ciblé les consommateurs d’Italie, d’Espagne ou d’Angleterre ne restreint pas la compétence des tribunaux belges, en l’espèce, dès lors que l’intention du commerçant est sans incidence sur l’application de l’article 5.3 du Règlement”.

Analyse

L’appréciation du président du tribunal de première instance de Bruxelles me parait irréprochable.

En effet, l’article 5 (3) du Règlement 44/2001 (aussi appelé “Bruxelles I”) permet à la victime d’une infraction (un délit ou un quasi-délit) d’agir devant le juge du lieu du fait dommageable, à savoir :

  • soit le juge du lieu de l’évènement causal ;
  • soit le juge du lieu de la matérialisation du préjudice.

En l’espèce, l’évènement causal (c’est-à-dire l’évènement qui cause le préjudice) est la vente de supports et d’appareils permettant la reproduction sonore et audiovisuelle via les sites amazon.it, amazon.es et amazon.co.uk ; et le préjudice qui en résulte est l’absence de paiement de la rémunération pour copie privée en Belgique.

Le préjudice allégué se situe donc bien en Belgique (lieu de la matérialisation du préjudice).

Amazon ne saurait faire fi de ce qui précède et soutenir que le préjudice n’est pas susceptible de se matérialiser en Belgique sur la base d’un faisceau d’indices (l’extension nationale du nom de domaine, la devise dans laquelle les prix sont affichés, la langue utilisée, etc.).

En effet, en quoi la circonstance que les sites litigieux n’ont pas un nom de domaine “.be” empêcherait-il le préjudice de se matérialiser en Belgique ?

De la même manière, en quoi le fait que la langue utilisée soit l’italien, l’espagnol ou l’anglais empêcherait-il le préjudice de se matérialiser en Belgique ?

Ces arguments ne sont pas pertinents : dès lors que des appareils peuvent être achetés par des personnes établies en Belgique, un préjudice peut (potentiellement) être localisé en Belgique.

A mon sens, la seule façon pour Amazon de décliner la compétence internationale des juridictions belges aurait été de prouver que les personnes établies en Belgique ne sont pas en mesure de passer commande sur les sites italien, espagnol et anglais et/ou ne sont pas en mesure de se faire livrer en Belgique.

Dans un article intitulé Contrefaçon, internet et compétence internationale : le droit d’auteur échapperait-il à la théorie de la focalisation ? (publié dans Auteurs & Media, 2011, pp. 425-44), j’avais déjà expliqué ceci :

“(…) hormis la distribution des produits ou la fourniture des services, les autres critères sont inadaptés pour fonder la compétence internationale d’un juge sur base de l’article 5 (3). En effet, s’ils étaient employés, ceux-ci ne seraient pas décisifs.

S’agissant de l’extension ou du suffixe du nom de domaine tout d’abord, il nous semble évident que ce critère ne puisse être sérieusement utilisé pour réaliser une focalisation décisive, lorsque le site propose des produits ou des services. En effet, s’il faut parfois remplir certaines conditions pour obtenir une extension nationale, cela ne signifie en aucun cas que le site soit limité à ce territoire national : qui oserait, par exemple, arguer qu’un site au domaine en « .it » vise uniquement le territoire italien, dans l’hypothèse où ce site permet la livraison dans toute l’Europe ? (…)

Les langues utilisées sur le site internet, si souvent mises en avant comme un excellent critère de focalisation, ne nous convainquent pas davantage. (…) En effet, d’une part, tout site qui a vocation à vendre des produits ou à fournir des services à l’échelle internationale aura au moins une catégorie ou une section rédigée en anglais. Or, l’on ne peut contester que cette langue soit connue, même partiellement ou de façon basique, de nombreux internautes. D’autre part, quand bien même un site ne serait-il rédigé que dans une langue, s’il permet une distribution des produits ou des services sur plusieurs territoires, l’usage du signe litigieux peut y être constaté, ne serait-ce que parce que sur le territoire de destination il y a potentiellement des gens qui comprennent cette langue. Le critère de la langue ne peut donc, à nos yeux, constituer un critère de focalisation décisive, car un dommage, même faible, pourrait survenir, indifféremment de la langue utilisée sur le site litigieux.

Enfin, le raisonnement est identique pour les devises ou les monnaies dans lesquelles les prix sont exprimés sur un site internet. Ce n’est pas parce que le prix est fixé en dollars américains que l’on ne peut pas acheter à partir de l’Europe. Les cartes de crédit facilitent, en effet, ces transactions. La devise n’est donc assurément pas un bon critère de focalisation, car elle ne permet pas d’exclure à coup sûr un usage du signe dans certains Etats”.

C’est, dès lors, sans réserve que je souscris au raisonnement du président du tribunal de première instance de Bruxelles, qui a empêché Amazon d’échapper artificiellement à la compétence du juge belge.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles