Le droit d’auteur et le matériel de conception préparatoire d’un programme d’ordinateur

1. Dans une affaire Dacom Limited (C-313/18), des questions très intéressantes ont été posées à la Cour de justice de l’Union européenne en rapport avec la notion de « matériel de conception préparatoire ».
Il s’agit d’une affaire qui devra retenir l’attention de toutes les personnes impliquées dans la création de programmes d’ordinateur, de logiciels, d’applications web et mobile et de toute autre forme de software.
Il y est, en effet, question de « matériel de conception préparatoire » de programmes d’ordinateur au sens de la Directive 2009/24 sur la protection juridique des programmes d’ordinateur.
2. Pour rappel, la Directive 2009/24 en question protège les programmes d’ordinateur par le droit d’auteur.
L’objet de la protection est d’abord et avant tout le code et les lignes de code.
S’ils remplissent la condition d’originalité, le code et les lignes de code réalisés par un développeur sont susceptibles de protection par le droit d’auteur; et sont donc protégés par l’exclusivité offerte par le droit d’auteur.
Comme je l’écrivais ici :
« L’article XI.294 du Code de droit économique, qui constitue la transposition de la Directive 2009/24, en droit belge confirme ce principe de protection: “les programmes d’ordinateur, en ce compris le matériel de conception préparatoire, sont protégés par le droit d’auteur et assimilés aux œuvres littéraires au sens de la Convention de Berne”.
Il découle de l’article 1 de la Directive 2009/24 et l’article XI.294 du Code de droit économique que:
– les programmes d’ordinateur et les logiciels sont assimilés à des œuvres littéraires et sont, à ce titre, protégés par le droit d’auteur;
– par conséquent, seul “le texte” (correspondant à l’œuvre littéraire) du programme d’ordinateur ou du logiciel est protégeable par le droit d’auteur;
– “le texte” protégeable du programme d’ordinateur ou du logiciel est constitué de son code source ou de son code objet:
– Cf. l’article 10 (1) des Accords ADPIC, aux termes duquel “Les programmes d’ordinateur, qu’ils soient exprimés en code source ou en code objet, seront protégés en tant qu’oeuvres littéraires en vertu de la Convention de Berne”;
– Cf. également l’arrêt de la CJUE, Bezpečnostní softwarová asociace – Svaz softwarové ochrany, C-393/09, points 34-35: “Il en découle que le code source et le code objet d’un programme d’ordinateur sont des formes d’expression de celui-ci, qui méritent, par conséquent, la protection par le droit d’auteur sur les programmes d’ordinateur (…) Dès lors, l’objet de la protection conférée par cette directive vise le programme d’ordinateur dans toutes les formes d’expression de celui-ci, qui permettent de le reproduire dans différents langages informatiques, tels le code source et le code objet”.
C’est donc l’expression du programme d’ordinateur ou du logiciel qui est protégeable par le droit d’auteur; la façon dont ce programme d’ordinateur ou logiciel est rédigé.
Pour le dire encore autrement: ce à quoi il faut avoir égard pour déterminer le champ de protection d’un programme d’ordinateur ou d’un logiciel, ce sont les lignes de code qui constituent ce programme ou ce logiciel ».
3. Mais ce n’est pas tout…
Comme je vous en avais déjà fait part ici, la Directive 2009/24 protège également le « matériel de conception préparatoire » des programmes d’ordinateur.
L’article 1.1. de cette Directive prévoit en effet que:
« Conformément aux dispositions de la présente directive, les États membres protègent les programmes d’ordinateur par le droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires au sens de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Les termes «programme d’ordinateur», aux fins de la présente directive, comprennent le matériel de conception préparatoire« (je souligne).
Le considérant 7 de cette Directive précise dans le même sens que:
« Aux fins de la présente directive, les termes «programme d’ordinateur» visent les programmes sous quelque forme que ce soit, y compris ceux qui sont incorporés au matériel. Ces termes comprennent également les travaux préparatoires de conception aboutissant au développement d’un programme, à condition qu’ils soient de nature à permettre la réalisation d’un programme d’ordinateur à un stade ultérieur« (je souligne).
Selon le considérant 7, le matériel de conception préparatoire ou le travail préparatoire de conception est susceptible de protection par le droit d’auteur, au même titre que le code, à la condition que ce matériel ou ce travail soit « de nature à permettre la réalisation d’un programme d’ordinateur à un stade ultérieur ».
Ce n’est donc pas n’importe quel matériel ou travail préparatoire qui jouit de la protection par le droit d’auteur, mais celui qui permet déjà d’aboutir à un stade ultérieur à programme d’ordinateur. Cette précision est d’importance.
4. Le problème c’est que mis à part (i) le fait que sur le principe « le matériel de conception préparatoire » est susceptible de protection par le droit d’auteur et (ii) le fait que, pour être ainsi protégé, le matériel de conception préparatoire doit être suffisamment élaboré pour permettre déjà d’aboutir à un programme d’ordinateur à un stade ultérieur, la Directive 2009/24 ne définit pas la notion de « matériel de conception préparatoire ».
Il est donc difficile de cerner à partir de quel moment tel ou tel travail préparatoire d’un programme d’ordinateur est potentiellement protégeable par le droit d’auteur; et à l’inverse dans quel cas ce travail préparatoire est exclu de la protection.
Et c’est précisément en raison de ce manque de définition et de précisions permettant de départager le matériel de conception ou le travail préparatoire suffisamment élaboré méritant une protection par le droit d’auteur de celui encore trop embryonnaire pour être protégé, que la juridiction suédoise a, dans l’affaire affaire Dacom Limited (C-313/18), posé des questions préjudicielles à la Cour de justice, afin d’en savoir un davantage sur cette notion de « matériel de conception préparatoire ».
Les deux premières questions posées par la juridiction suédoise montrent bien à quel point une définition (plus) claire de la notion de « matériel de conception préparatoire » est nécessaire :
« 1.1 Suivant quels critères peut-on déterminer si un matériel constitue un matériel de conception préparatoire au sens visé par l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur? Un document spécifiant les fonctions qu’un programme d’ordinateur doit pouvoir exécuter, par exemple des descriptions détaillées de principes d’investissement ou de modèles de risques de gestion de capitaux intégrant des modèles mathématiques devant être appliqués par ce programme, peut-il constituer un tel matériel de conception préparatoire ?
1.2 Pour pouvoir être considéré comme étant de conception préparatoire au sens de ladite directive, un matériel doit-il être si exhaustif et détaillé qu’en pratique, aucun autonomie conceptuelle n’est laissée à celui qui écrit le code du programme d’ordinateur ? ».
5. En l’état actuel des choses, on enseigne traditionnellement que le matériel de conception préparatoire couvre notamment le dossier d’analyse préalable au travail de programmation, les schémas, organigrammes et diagrammes de flux, et plus généralement tout schéma, croquis, note, cahier des charges voire mindmaps relatifs au programme d’ordinateur à venir.
Voyez sur ces éléments, les définitions du matériel de conception préparatoire données par:
– S. Dusollier (« Protection des programmes d’ordinateur », in D. Kaesmacher, Les droits intellectuels, 2eéd., Bruxelles, Larcier, 2013, p. 370, n°350);
– A. Strowel et E. Derclaye (Droit d’auteur et numérique : logiciels, bases de données, multimédia – Droit belge, européen et comparé, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 180); et:
– D. Lefranc (Droit des applications connectées. Applications – Réseau – Interfaces, Bruxelles, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 37).
Mais si ces éléments ont le mérite de nous éclairer sur la « forme » que peut revêtir le matériel de conception préparatoire susceptible de protection par le droit d’auteur, ces éléments ne permettent pas encore de dire à partir de quand tel ou tel dossier d’analyse, schéma, organigramme, diagramme de flux, croquis, note, cahier des charges est suffisamment élaboré pour permettre la protection prévue par la Directive 2009/24.
Et c’est normal : la Directive 2009/24, elle-même, ne contient pas les précisions suffisantes pour permettre de le dire.
6. Le seul élément qui semble certain (à la lumière de la Directive 2009/24 et de la jurisprudence antérieure de la Cour de justice elle-même) c’est qu’un document reprenant simplement les fonctionnalités d’un programme d’ordinateur ou une liste de fonctions qu’aura à remplir le programme, le logiciel, l’application…, une fois le développement effectué, ne constitue pas un matériel de conception préparatoire susceptible de protection.
En effet, le fonctionnalités et les listes de fonctionnalités ne sont pas éligibles à la protection par le droit d’auteur.
Comme je l’écrivais ici :
« A contrario, les “fonctionnalités” ou les “fonctions” réalisées par le programme d’ordinateur ou le logiciel, ne sont pas protégeables par le droit d’auteur.
La Cour de justice de l’Union européenne l’a confirmé dans son arrêt SAS Institute (C-406/10) (point 39):
“Sur le fondement de ces considérations, il y a lieu de constater que, pour ce qui est des éléments d’un programme d’ordinateur faisant l’objet des première à cinquième questions, ni la fonctionnalité d’un programme d’ordinateur ni le langage de programmation et le format de fichiers de données utilisés dans le cadre d’un programme d’ordinateur pour exploiter certaines de ses fonctions ne constituent une forme d’expression de ce programme au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250.”.
Encore faut-il comprendre pourquoi de telles fonctionnalités ne sont pas éligibles à la protection. En réalité, l’exclusion des fonctionnalités du champ de protection du droit d’auteur se comprend aisément: les fonctionnalités ne sont que des idées. Or, la philosophie du droit d’auteur ne consiste pas à conférer à qui que ce soit un monopole sur les simples idées. La Cour de justice rappelle ce principe au point 40 de son arrêt SAS Insistutesusmentionné:
“ (…) admettre que la fonctionnalité d’un programme d’ordinateur puisse être protégée par le droit d’auteur reviendrait à offrir la possibilité de monopoliser les idées, au détriment du progrès technique et du développement industriel”.
Dans ses conclusions prises à l’occasion de cette affaire SAS Institue (point 54), l’avocat général Bot donne un exemple très éclairant quant aux raisons pour lesquelles protéger les fonctionnalités n’est pas admissible:
“Prenons un exemple concret. Lorsqu’un programmeur décide de développer un programme d’ordinateur de réservation de billets d’avion, il y aura, dans ce logiciel, une multitude de fonctionnalités nécessaires à cette réservation. En effet, le programme d’ordinateur devra, successivement, être capable de trouver le vol recherché par l’utilisateur, vérifier les places disponibles, réserver le siège, enregistrer les coordonnées de l’utilisateur, prendre en compte les données de paiement en ligne et, enfin, éditer le billet électronique de cet utilisateur. Toutes ces fonctionnalités, ces actions, sont dictées par un objet bien précis et limité. En cela, elles s’apparentent donc à une idée. Dès lors, il peut exister des programmes d’ordinateur offrant les mêmes fonctionnalités”.
C’est donc précisément pour éviter que quelqu’un puisse monopoliser les concepts de “réservation de billets en ligne”, “vérification des places disponibles”, “réservation d’un siège”, “enregistrement des coordonnées du client”, etc. que les fonctionnalités, prises seules ou combinées, ne peuvent pas être protégées par le droit d’auteur ».
Cela dit, cela n’est pas encore déterminant car entre une simple liste de fonctionnalités, d’une part, et le code, d’autre part, il peut y avoir « beaucoup »…
Or, précisément, qu’est-ce qui, dans ce « beaucoup », peut être vu comme du matériel de conception préparatoire potentiellement protégé, et qu’est-ce qui ne le peut pas?
Quel dossier d’analyse, quel schéma, quel organigramme, quel diagramme de flux, quel croquis, quelle note, quel cahier des charges, … peut être considéré comme du matériel de conception préparatoire potentiellement protégé, et quel autre ne le peut pas?
La zone grise est donc considérable entre, d’un côté, la ou les simple(s) fonctionnalité(s) non protégées en tant que telles et, de l’autre côté, le code déjà bien formalisé qui est assurément protégé.
7. La question n’est pas simplement théorique. Bien au contraire, elle revêt une importance pratique considérable.
Pensez un instant à la situation suivante: vous engagez dans votre équipe un freelance chargé de contribuer à l’élaboration du « matériel de conception préparatoire » d’un futur logiciel révolutionnaire que vous souhaitez ensuite exploiter. Ce logiciel vous permettra d’avoir un avantage concurrentiel important. Vous n’êtes pas satisfait du travail de ce freelance et décidez donc de vous en séparer. Oui mais… il a eu accès à tous les documents préparatoires et a travaillé de façon rapprochée avec le reste de votre équipe. Il connaît donc tous les secrets et tous les tenants et aboutissants de ce futur logiciel.
Quid alors si ce freelance se fait recruter par une boîte concurrente et qu’il lui apporte ce matériel préparatoire? Quid encore si, dans la continuité qui précède, cette boîte concurrente développe un logiciel basé sur ce matériel préparatoire?
En fonction de la qualification de « matériel de conception préparatoire », protégé ou non par le droit d’auteur, vous pourrez vous opposer ou non à la reprise et à l’utilisation par cette boîte concurrente dudit « matériel de conception préparatoire », et donc vous opposer ou non au développement d’un logiciel concurrent basé sur ce « matériel de conception préparatoire ».
Cette qualification de « matériel de conception préparatoire » est donc fondamentale.
Il faudra, par conséquent, suivre l’affaire Dacom Limited (C-313/18) et ses développements, d’abord les conclusions de l’avocat général, puis ensuite l’arrêt de la Cour de justice.
Je ne manquerai évidemment pas de vous informer de ces futurs développements.
8. La liste complète des questions préjudicielles posées à la Cour de justice dans cette affaire Dacom Limited (C-313/18) est la suivante:
« Questions préjudicielles
1.1 Suivant quels critères peut-on déterminer si un matériel constitue un matériel de conception préparatoire au sens visé par l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur? Un document spécifiant les fonctions qu’un programme d’ordinateur doit pouvoir exécuter, par exemple des descriptions détaillées de principes d’investissement ou de modèles de risques de gestion de capitaux intégrant des modèles mathématiques devant être appliqués par ce programme, peut-il constituer un tel matériel de conception préparatoire ?
1.2 Pour pouvoir être considéré comme étant de conception préparatoire au sens de ladite directive, un matériel doit-il être si exhaustif et détaillé qu’en pratique, aucun autonomie conceptuelle n’est laissée à celui qui écrit le code du programme d’ordinateur ?
1.3 Les droits exclusifs sur le matériel de conception préparatoire ont-ils pour effet que le programme d’ordinateur qui résultera de ce matériel doit être considéré comme une transformation dudit matériel et qu’il constitue donc une œuvre indépendante [article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24] ou alors que le matériel de conception préparatoire et le programme d’ordinateur constituent des formes d’expression différentes d’une seule et même œuvre ou est-ce qu’il s’agit de deux œuvres indépendantes ?
2.1 Un consultant, employé par une autre entreprise, qui a travaillé pendant plusieurs années pour un seul et même donneur d’ordres et qui, dans le cadre de ses activités chez ce donneur d’ordres ou sur instructions de celui-ci, a créé un programme d’ordinateur, doit-il être considéré comme étant un employé au sens de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 2009/24 ?
2.2 Suivant quels critères peut-on déterminer si une personne est un employé au sens de cette disposition ?
3.1 L’article 11 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, a-t-il pour effet qu’il est possible d’obtenir une mesure d’interdiction même dans un cas où le demandeur est codétenteur de droits de propriété intellectuelle avec la personne contre laquelle cette mesure est demandée ?
3.2 Si la réponse à la question n° 3.1 est affirmative, l’appréciation à porter diffère-t-elle si les droits exclusifs portent sur un programme d’ordinateur et que celui-ci n’est ni distribué ni communiqué au public, mais exclusivement utilisé dans le cadre des activités de l’un de ses codétenteurs ? »
Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles