Saisie-contrefaçon : la cour d’appel de Gand penche pour la responsabilité objective

Dans un arrêt intéressant du 7 mai 2014 (disponible sur IE-Forum.be), la cour d’appel de Gand s’est prononcée sur la question délicate qu’est celle de savoir si celui qui sollicite des mesures de saisie-contrefaçon sur la base des articles 1369bis/1 et suivants du Code judiciaire encourt une responsabilité objective lorsque ces mesures de saisie-contrefaçon sont ultérieurement levées ou abrogées – au motif qu’il est finalement apparu qu’il n’y avait pas atteinte ou menace d’atteinte au droit de propriété intellectuelle sur lequel la saisie-contrefaçon était basée.

Rappel de la problématique et de la controverse

Dans un arrêt Balta du 11 mars 2005 (C030591N, disponible sur www.cass.be), la Cour de cassation a rejeté la responsabilité objective  du saisissant :

“Attendu qu’après avoir décidé, notamment, que les dessins 2475, 2476 et 2436 ne bénéficient pas de la protection du droit d’auteur, de sorte que la défenderesse n’est pas coupable de contrefaçon, les juges d’appel ont décidé que ‘sur la base de ce qui précède, la saisie en matière de contrefaçon faite par la (demanderesse) était irrégulière’ ;

Qu’en déduisant, ainsi, l’irrégularité de la saisie du seul fait que la saisie en matière de contrefaçon a été effectuée par une partie dont le droit d’auteur n’a pas été reconnu ensuite par le juge du fond, les juges d’appel n’ont pas légalement justifié leur décision”.

A suivre l’enseignement de l’arrêt Balta :

1)  pour engager la responsabilité du requérant en saisie-contrefaçon, il faut que ce requérant ait commis une faute dans l’exécution des mesures de saisie-contrefaçon (qu’il faut bien entendu pouvoir démontrer) ;

2) a contrario, il ne suffit pas que le droit intellectuel (sur lequel le requérant avait fondé sa requête en saisie-contrefaçon) ait été invalidé ou disqualifié par le juge du fond ;

3) autrement dit, le simple fait que les mesures de saisie-contrefaçon soient de facto abrogées par une décision en sens contraire du juge du fond ne suffit pas, à lui seul, pour engager la responsabilité de celui qui a obtenu et fait exécuter des mesures de saisie-contrefaçon à tort.

Cette jurisprudence était vivement critiquée par une partie de la doctrine, à l’instar de D. Dessard (“Les abus de la saisie-description”, Ing.-Cons., 2005, n°4, p. 304, point 2.3) :

“L’existence d’abus dans le cadre des saisies-descriptions ne nous permet, a fortiori, pas de suivre l’arrêt de la Cour de cassation du 11 mars 2005 « Balta Industrie ».

Si une partie requérante a obtenu une saisie-description, sur la base d’un droit inexistant, qui plus est avec des mesures complémentaires de saisies réelles, elle doit supporter les conséquences (frais et autres dommages subis par le saisi) de la saisie-description en question.

A supposer même qu’on estime que le requérant n’a pas commis de faute en se méprenant sur la valeur de ses propres droits – ce qui est déjà discutable puisqu’en l’espèce, la faute la plus légère suffit –, ledit requérant a demandé et obtenu cette saisie-conservatoire à ses risques et périls, et non aux risques et périls de la partie saisie

A nos yeux, agir en justice sans droit et contraindre quelqu’un à se défendre, est de toute façon une faute – même si elle est le plus souvent légère !”

En 2007, soit deux ans après l’arrêt Balta, le législateur a introduit, dans le Code judiciaire, un nouvel article 1369bis/3, §2, libellé comme suit:

“Dans les cas où les mesures de description ou de saisie sont abrogées ou cessent d’être applicables en raison de toute action ou omission du requérant, ou dans les cas où il est constaté ultérieurement qu’il n’y a pas eu atteinte ou menace d’atteinte au droit de propriété intellectuelle en cause, le tribunal peut condamner le requérant, sur demande du défendeur, à verser à ce dernier un dédommagement approprié en réparation de tout dommage causé par ces mesures”.

La majorité de la doctrine y vit une consécration de la responsabilité objective et un écartement de la jurisprudence Balta :

  • Selon L. Van Bunnen (“Examen de jurisprudence (2004 à 2008) – Brevets d’invention”, RCJB, 1er trim. 2009, p. 142 ; n°23) :

“Ainsi est consacrée, en cas de retrait de la mesure ou de débouté au fond, une responsabilité objective du saisissant, analogue à celle qui résulte de l’article 1398, alinéa 2 du Code judiciaire, qui oblige celui qui, à ses risques, a poursuivi l’exécution d’un jugement réformé ultérieurement en appel, à indemniser son adversaire sans qu’il y ait quelque faute ou mauvaise foi à établir”

  • De même pour B. Remiche et V. Cassiers (Droit des brevets d’invention et du savoir-faire, Bruxelles, Larcier, 2010, pp. 554-555) :

« L’ordonnance de saisie-contrefaçon est toujours exécutée aux risques du saisissant. L’article 1369bis/3, §2 C.J. rappelle l’application de l’article 1382 C.civ. à la procédure de saisie-contrefaçon. Conformément à cette disposition, le requérant peut être condamné à indemniser toute partie lésée par la saisie-contrefaçon : (i) si les mesures de description ou de saisie cessent d’être applicables soit parce que le requérant a omis d’agir au fond dans le délai prévu, soit parce que l’ordonnance a été rétractée ou réformée ; ou (ii) si le juge du fond constate ultérieurement qu’il n’y a pas eu d’atteinte au droit intellectuel.

Il faut évidemment que la partie lésée établisse l’existence et l’étendue de son préjudice conformément au principe indemnitaire. Comme l’ont souligné certains commentateurs, la formulation du nouveau texte légal – « le tribunal peut condamner » – manque de précision, mais invalide sans aucun doute la jurisprudence de la Cour de Cassation, antérieure à la réforme de 2007, au terme de laquelle le caractère fautif de la saisie-contrefaçon ne peut pas être déduit du simple fait que le droit ayant servi de fondement à la procédure n’a pas été ensuite reconnu par le juge du fond.

Nous considérons que le simple fait de faire exécuter une ordonnance de saisie-description est, en soi, constitutif d’une faute civile si les mesures de description ou de saisie cessent d’être applicables en raison de toute omission du requérant ou s’il apparait ultérieurement qu’il n’y a pas eu d’atteinte au droit intellectuel et qu’en décider autrement serait non seulement peu compatible avec les principes du droit de la responsabilité civile mais créerait en outre, de facto, une forme d’impunité encourageant le recours abusif à la saisie-contrefaçon ».

  • Pour le professeur Hakim Boularbah (Requête unilatérale et inversion du contentieux, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 660, n°942) :

« Ces dispositions [c.à.d. l’article 1369bis/3, §2, mais aussi l’article 1369ter, §3, C. jud.] instaurent donc un régime de responsabilité objective à charge de la partie qui a obtenu des mesures de saisie ou des mesures conservatoires en vue de protéger un droit de propriété intellectuelle lorsque celles-ci sont ultérieurement rétractées ou deviennent caduques en l’absence d’introduction d’une action au fond dans le délai imparti ou encore lorsque le juge du fond constate qu’il n’y a pas eu d’atteinte ou de menace d’atteinte au droit invoqué ».

Nonobstant l’introduction de ce nouvel article 1369bis/3, §2, C. jud., la question de la responsabilité objective du saisissant ultérieurement débouté sur le fond reste âprement débattue, et d’aucuns plaident encore qu’il faut, pour pouvoir engager la responsabilité de ce saisissant, que celui-ci ait commis une faute dans l’obtention et/ou l’exécution des mesures de saisie-contrefaçon.

C’est d’ailleurs précisément ce que soutenait la NV Select Human Resources dans le litige qui l’opposait, devant la cour d’appel de Gand, à la NV Talentus.

Le raisonnement de la cour d’appel de Gand

La cour d’appel de Gand rejette la thèse de la NV Select Human Resources au motif que :

  • l’article 1369bis/3, §2, C. jud. expose expressément que “(…) dans les cas où il est constaté ultérieurement qu’il n’y a pas eu atteinte ou menace d’atteinte au droit de propriété intellectuelle en cause, le tribunal peut condamner le requérant, sur demande du défendeur, à verser à ce dernier un dédommagement approprié en réparation de tout dommage causé par ces mesures”
  • cet article est la transposition de l’article 7.4 de la Directive 2004/48, qui dispose que “Dans les cas (…) où il est constaté ultérieurement qu’il n’y a pas eu atteinte ou menace d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle, les autorités judiciaires sont habilitées à ordonner au demandeur, à la demande du défendeur, d’accorder à ce dernier un dédommagement approprié en répara tion de tout dommage causé par ces mesures”
  • l’objectif de l’article 1369bis/3, §2, C. jud. est donc d’offrir un dédommagement approprié en cas de saisie-contrefaçon “injustifiée” (et non en cas de saisie-contrefaçon “illégale” ou de “faute du saisissant”) ; la preuve de l’illégalité de la saisie et/ou de la faute du saisissant ne doivent donc pas être rapportées
  • l’arrêt Balta n’est pas pertinent dès lors qu’il a été rendu en 2005, soit avant l’entrée en vigueur du nouvel article 1369bis/3, §2, C. jud.
  • avec son argumentation, la NV Select Human Resources rajoute à l’article 1369bis/3, §2, C. jud. une condition d’application (à savoir la démonstration d’une faute dans le chef du saisisant) qui ne se trouve pas dans son libellé
  • les travaux préparatoires de la loi du 10 mai 2007 confirment que l’article 1369bis/3, §2, C. jud. implémente une responsabilité objective dans le chef du saisissant, à l’exclusion d’une responsabilité pour faute ; la cour cite notamment le passage suivant (Chambre des Représentants, 2006-2007,  2943/001 et 2944/001, p. 64) :

« Il convient ici de rappeler que la saisie en matière de contrefaçon peut être source d’un dommage considérable lorsqu’elle est exécutée de manière abusive ou lorsque l’action au fond ne permet pas d’établir l’existence d’une atteinte au droit de propriété intellectuelle en cause. Cette saisie est pratiquée au risque du saisissant, lequel peut être condamné à payer un dédommagement si l’exécution des mesures de saisies a perturbé l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise du saisi »

La cour d’appel de Gand en conclut que :

1) la partie saisie  se voit conférer un moyen légal pour solliciter une indemnisation, en vue de réparer le conséquences dommageables de la saisie-contrefaçon exécutée de manière illégitime ou injustifiée, sans que la partie saisie ne doive démontrer que la saisie était illégale ou irrégulière

2) une saisie-contrefaçon est toujours exécutée aux risques et périls de la partie requérante

En conclusion

Comme de nombreux auteurs, la cour d’appel de Gand a vu dans l’article 1369bis/3, §2, C. jud., la consécration d’une responsabilité objective dans le chef de la partie requérante qui sollicite des mesures de saisie-contrefaçon.

Pour que la controverse soit définitivement close, il faudra toutefois attendre que la Cour de cassation confirme cette responsabilité objective et balaye son ancienne jurisprudence Balta.

L’occasion lui en sera peut-être donnée prochainement si la NV Select Human Resources décide d’introduire un pourvoi en cassation contre l’arrêt du 7 mai 2014.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles