Infractions dématérialisées au droit d’auteur et compétence internationale, “accessibilité” ou “focalisation” ? Ni l’une ni l’autre dit l’AG Cruz Villalón

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Introduction

L’avocat général Cruz Villalón a rendu ses conclusions dans l’affaire Pez Hejduk (C-441/13).

Il faudra revenir en détail sur cette affaire lorsque la Cour de justice aura rendu son arrêt.

Mais, en attendant, il vaut la peine de lire les conclusions de l’avocat général Cruz Villalón car celui-ci y propose une solution surprenante.

Selon lui, lorsque l’atteinte au droit d’auteur est dématérialisée, le dommage est “délocalisé”, et il est difficile d’identifier le lieu où le dommage se produit ou risque de se produire au sens de l’article 5 (3) du règlement 44/2001.

Pour ce motif, l’avocat général Cruz Villalón propose d’abandonner le critère du lieu où le dommage se produit ou risque de se produire, en cas d’atteinte au droit d’auteur dématérialisée et de dommage délocalisé.

La compétence internationale fondée sur l’article 5 (3) du règlement 44/2001 serait partant exclusivement déterminée en fonction du lieu de l’évènement causal.

§§41-47 des conclusions de l’avocat général Cruz Villalón

41.   Je considère qu’appliquer automatiquement la jurisprudence Pinckney à une hypothèse dans laquelle le dommage est « délocalisé » peut s’avérer inopérant. La solution que la Cour a appliquée dans cet arrêt correspond aux situations dans lesquelles le risque de violation des droits d’auteur ou leur violation effective se matérialise clairement dans un espace territorial bien que le moyen utilisé soit Internet. Néanmoins, lorsque le dommage est « délocalisé » en raison du type d’œuvre ou du média utilisé pour sa communication, je considère que, comme l’ont soutenu la République portugaise et la Commission européenne, il n’est pas possible d’appliquer le critère du lieu de matérialisation du dommage, prévu à l’article 5, paragraphe 3, du règlement n° 44/2001. En pareille hypothèse, cette disposition justifie uniquement la compétence des juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit.

42.   Cette solution me paraît la plus conforme aux objectifs du règlement n° 44/2001, en particulier la bonne administration de la justice. Un critère qui oblige un requérant à circonscrire la portée de son recours suivant des critères territoriaux difficiles, voire impossibles, à déterminer, n’est pas un critère conforme à l’esprit du règlement n° 44/2001. Comme l’a reconnu la Commission, dans un cas comme celui de l’espèce, le requérant ne pourra pas apporter d’éléments vérifiables permettant de délimiter avec précision le dommage qu’il a subi uniquement dans l’État où il a introduit son recours. Cette circonstance amènerait la juridiction saisie à accorder la réparation d’un dommage moindre que celui qui s’est réellement produit. Si elle accordait une réparation plus grande, elle irait au-delà du critère territorial dont la Cour exige l’application en pareille hypothèse. La Commission a raison lorsqu’elle affirme qu’appliquer la jurisprudence Pinckney à la présente espèce comporterait un risque sérieux que la juridiction saisie agisse au‑delà des limites de sa compétence.

43.   De surcroît, appliquer la jurisprudence Pinckney à la présente affaire contribuerait, selon moi, à créer une insécurité juridique pour les deux parties litigantes. La partie requérante n’aurait aucune certitude concernant l’issue d’une procédure dans laquelle les critères permettant de délimiter la compétence de la juridiction saisie ne pourraient pas être vérifiés. La partie défenderesse se trouverait elle aussi dans une situation critique puisqu’elle serait exposée à une pluralité de recours engagés dans différents États membres dans lesquels un dommage « délocalisé » s’est produit, à moins qu’elle ne doive répondre de ses actes que dans un seul État membre, mais sans avoir la moindre certitude sur l’étendue de la compétence de chaque juridiction. Je considère que ce résultat est incompatible avec les objectifs généraux du règlement n° 44/2001, mais également avec les objectifs plus spécifiques de la compétence spéciale prévue à l’article 5, paragraphe 3.

44.   En effet, ainsi qu’on peut le lire dans le règlement n° 44/2001 et dans la jurisprudence de la Cour, l’article 5, paragraphe 3, a pour finalité de fournir au justiciable un for proche du lieu où se sont produits les faits litigieux. Cette proximité apporte davantage de garanties à la juridiction qui examine les prétentions de la partie requérante et qui entend les arguments que la partie adverse articule pour sa défense. Néanmoins, cette proximité se dissipe lorsqu’en raison de la nature « délocalisée » du dommage, les faits ne permettent pas de constater celui-ci suivant les moyens de preuve conventionnels. En outre, ils ne le permettraient que pour une fraction du dommage subi, privant ainsi la juridiction d’une vision d’ensemble du dommage, situation qui pourrait rendre plus difficile l’appréciation globale du contexte de l’affaire dont il a à connaître. Pareille situation supprime l’avantage qu’offre au juge sa proximité par rapport aux faits du litige et, partant, l’utilité de l’article 5, paragraphe 3, du règlement n° 44/2001.

45.   Dans ces conditions, lorsque des dommages « délocalisés » se produisent sur Internet, qui portent atteinte à des droits patrimoniaux d’auteur, je considère que la meilleure option consiste à exclure la possibilité d’agir devant les juridictions de l’État dans lequel le dommage s’est matérialisé et à limiter la compétence aux juridictions de l’État dans lequel le fait dommageable s’est produit, du moins la compétence fondée sur l’article 5, paragraphe 3, du règlement. Cette option n’exclut d’ailleurs aucunement le for prévu à l’article 2 du règlement, conformément auquel le requérant pourrait également s’adresser aux juridictions de l’État membre dans lequel le défendeur a son domicile. Bien que les deux critères désigneront le même for dans la majorité des cas (comme en l’espèce), il n’en sera pas toujours ainsi.

46.   Dans une hypothèse de communication publique où l’activité dommageable a son origine dans un État membre et est clairement et incontestablement dirigée vers un ou plusieurs autres États membres, la possibilité de nuancer ou de compléter la conclusion que je viens de formuler pourrait évidemment être envisagée. Néanmoins, comme je l’ai dit au point 32 des présentes conclusions, le cas que le Handelsgericht Wien nous a soumis dans la présente procédure préjudicielle est différent puisqu’il est établi qu’à aucun moment, la défenderesse n’a choisi de diriger la communication litigieuse vers l’Autriche. C’est la raison pour laquelle je considère qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les critères de rattachement dans une hypothèse où l’activité est dirigée vers un ou plusieurs autres États membres.

47.   Par conséquent, je propose à la Cour de dire pour droit que, dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, où la requérante a subi un dommage « délocalisé » par le truchement d’Internet en raison d’une communication qui a porté atteinte à un droit patrimonial d’auteur, ce sont, conformément à l’article 5, paragraphe 3, du règlement n° 44/2001, les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit qui sont compétentes.

Que penser de la position de l’avocat général Cruz Villalón ?

A titre personnel, je ne souscris pas à la proposition de solution de l’avocat général Cruz Villalón, et ce pour plusieurs raisons.

1/  Les différences mises en avant, tant avec l’arrêt eDate & Olivier Martinez qu’avec l’arrêt Pinckney, ne me semblent pas pertinentes.

2/  L’avocat général entre dans des considérations de fond pour justifier la compétence (ou plutôt l’absence de compétence) des juridictions de l’État où le préjudice s’est matérialisé.

Or, l’examen de la compétence se distingue de l’examen du fond (la Cour de justice l’a très clairement indiqué dans l’arrêt Pinckney).

3/  Si vraiment il n’est pas réaliste d’agir devant les juges des États sur lesquels le “dommage délocalisé” s’est produit, parce qu’il serait difficile d’y déterminer précisément la hauteur du dommage subi dans chacun de ces États, alors le même problème se posera devant le juge de l’État du lieu de l’évènement causal, puisque ce juge sera compétent pour connaître de l’ensemble du litige (il devra donc déterminer le préjudice subi dans chacun des États où un dommage s’est produit).

L’objection tirée de la difficulté de déterminer le préjudice subi dans chacun des États où le dommage délocalisé s’est produit n’est donc pas décisive, puisque le même problème se posera nécessairement devant le juge de l’État du lieu de l’évènement causal.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles