Les brevets à l’honneur cette semaine à la CJUE

La matière des brevets a connu une semaine importante à la Cour de justice de l’Union européenne.

Le 18 novembre 2014, d’abord, l’avocat général Bot a rendu ses conclusions dans l’affaire opposant le Royaume d’Espagne, d’une part, et le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne, d’autre part, à propos du brevet unitaire (affaire C‑146/13).

Dans le cadre de cette affaire, le Royaume d’Espagne demande l’annulation du règlement (UE) n° 1257/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2012, mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d’une protection unitaire conférée par un brevet.

Le Royaume d’Espagne invoque les motifs d’annulation suivants à l’appui de son recours:

  • manquement aux valeurs de l’État de droit telles qu’énoncées à l’article 2 TUE: le règlement attaqué aménage une protection fondée sur le brevet européen, alors même que la procédure administrative concernant la délivrance d’un tel brevet échappe à tout contrôle juridictionnel permettant de garantir l’application correcte et uniforme du droit de l’Union ainsi que la protection des droits fondamentaux;
  • défaut de base juridique: l’article 118 TFUE ne constitue pas la base juridique appropriée pour adopter le règlement attaqué, puisqu’il n’instaure pas de mesures garantissant la protection uniforme prévue à cette disposition;
  • détournement de pouvoir :  le Parlement et le Conseil ont commis un tel détournement dans la mesure où le règlement attaqué ne respecterait pas l’objectif de la coopération renforcée visé à l’article 20, paragraphe 1, TUE;
  • violation de l’article 291, paragraphe 2, TFUE : l’article 291 TFUE ne permet pas au législateur de l’Union de déléguer aux États membres participants une compétence de fixer le niveau des taxes annuelles et de définir leur clé de répartition; de même, violation des principes énoncés dans l’arrêt Meroni/Haute Autorité car la délégation de pouvoirs ne répondrait pas aux conditions fixées par cet arrêt;
  • violation des mêmes principes énoncés dans l’arrêt Meroni/Haute Autorité du fait de la délégation à l’OEB, à l’article 9, paragraphe 1, du règlement attaqué, de certaines tâches administratives liées au BEEU: les pouvoirs délégués impliquent une large liberté d’appréciation et, par ailleurs, les actes de l’OEB ne seraient pas soumis à un contrôle juridictionnel;
  • violation des principes d’autonomie et d’uniformité du droit de l’Union : les compétences de l’Union et de ses institutions ont été dénaturées, puisque l’article 18, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement attaqué fait dépendre l’applicabilité de ce dernier de la date d’entrée en vigueur de l’accord JUB dans la mesure où cette date est postérieure au 1er janvier 2014, en soulignant que le régime juridictionnel spécifique pour le BEEU est prévu dans cet accord et non dans le règlement attaqué.

Dans ses conclusions du 18 novembre 2014, l’avocat général Bot rejette – sans surprise! – l’ensemble des motifs d’annulation du Royaume d’Espagne et propose, en conséquence, à la Cour de justice de rejeter le recours du Royaume d’Espagne.

Deux jours après, le 20 novembre 2014, d’autres conclusions importantes sont arrivées à propos des brevets essentiels à une norme. Ces conclusions-là sont le fait de l’avocat général Melchior Wathelet dans l’affaire C‑170/13, Huawei Technologies.

La question qui se pose dans cette affaire est notamment celle de savoir si le titulaire d’un brevet essentiel à une norme, qui s’est engagé envers un organisme de normalisation à octroyer aux tiers une licence à des conditions équitables et raisonnables, commet un abus de position dominante lorsqu’il introduit une action en justice à l’encontre d’une personne qui exploite l’enseignement du brevet litigieux sans son autorisation.

L’avocat général Wathelet propose à la Cour de justice de raisonner ainsi:

  • L’introduction par le titulaire d’un brevet essentiel à une norme, qui s’est engagé envers un organisme de normalisation à octroyer aux tiers une licence à des conditions FRAND (Fair, Reasonable and Non-Discriminatory), à savoir à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, d’une demande de mesures correctives ou d’une action en cessation à l’encontre d’un contrefacteur, en application, respectivement, de l’article 10 et de l’article 11 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, qui peuvent conduire à l’exclusion des marchés couverts par la norme des produits et des services du contrefacteur d’un brevet essentiel à une norme, constitue un abus de sa position dominante en application de l’article 102 TFUE s’il est démontré que le titulaire d’un brevet essentiel à une norme n’a pas respecté son engagement alors que le contrefacteur se montre objectivement prêt, désireux et apte à conclure une telle licence.
  • Le respect de cet engagement implique que, avant d’introduire une demande de mesures correctives ou une action en cessation et sous peine d’abuser de sa position dominante, le titulaire d’un brevet essentiel à une norme doit, sauf s’il est établi que le contrefacteur présumé en est pleinement informé, avertir ce dernier, par écrit et avec motivation de l’infraction en cause en précisant le brevet essentiel à une norme pertinent et de quelle façon il est enfreint par le contrefacteur. Le titulaire d’un brevet essentiel à une norme doit en tout état de cause transmettre au contrefacteur présumé une offre écrite de licence à des conditions FRAND qui devra contenir toutes les conditions figurant habituellement dans une licence dans la branche d’activité concernée, en particulier le montant précis de la redevance et la façon dont il est calculé.
  •  Le contrefacteur doit réagir à cette offre de manière diligente et sérieuse. S’il n’accepte pas l’offre du titulaire d’un brevet essentiel à une norme, il doit sous un bref délai soumettre à ce dernier une contre-offre écrite raisonnable relative aux clauses avec lesquelles il est en désaccord. L’introduction d’une demande de mesures correctives ou d’une action en cessation ne constitue pas un abus de position dominante si le comportement du contrefacteur est purement tactique et/ou dilatoire et/ou non sérieux.
  • Si les négociations ne sont pas entamées ou n’aboutissent pas, le comportement du contrefacteur présumé ne saurait être considéré comme dilatoire ou non sérieux s’il demande la fixation de conditions FRAND soit par une juridiction, soit par un tribunal arbitral. Dans ce cas, il est légitime de la part du titulaire d’un brevet essentiel à une norme de demander au contrefacteur soit de constituer une garantie bancaire pour le paiement des redevances, soit de déposer une somme provisoire auprès de la juridiction ou du tribunal arbitral pour l’exploitation passée et à venir de son brevet.
  • Le comportement d’un contrefacteur ne saurait non plus être considéré comme dilatoire ou non sérieux lors des négociations d’une licence à des conditions FRAND s’il se réserve le droit, postérieurement à la conclusion d’une telle licence, de contester devant une juridiction ou un tribunal arbitral la validité de ce brevet, son usage de l’enseignement du brevet et le caractère essentiel du brevet à la norme en cause.
  • L’introduction par le titulaire d’un brevet essentiel à une norme d’une demande en justice tendant à la fourniture de données comptables ne constitue pas un abus de position dominante. Il incombe à la juridiction en cause de veiller à ce que la mesure soit raisonnable et proportionnée.
  • L’introduction par le titulaire d’un brevet essentiel à une norme d’une demande de dommages et intérêts pour des actes d’exploitation passés visant uniquement à le dédommager pour les infractions antérieures à son brevet ne constitue pas un abus de position dominante.

 

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles