Droit des marques: les gilets jaunes

N’est-il pas un sujet plus d’actualité que les gilets jaunes ?

Eh bien, voici un tournant quelque peu inattendu dans cette histoire, qui démontre encore une fois que la propriété intellectuelle est partout (en référence au titre d’une conférence que j’avais donnée en 2017: “La propriété intellectuelle partout, mais pas toujours comme on le pense”).

Les termes « gilets jaunes » ou « gilet jaune » et quelques variantes (comme « Gilet Jaune 2018 » ou « Les Gilets Jaunes (Officiel) ») ont déjà fait l’objet, depuis novembre 2018, de plus de 30 dépôts de marques à l’INPI, l’office français de la propriété intellectuelle.

La liste complète de ces dépôts peut être consultée en tapant « gilet jaune » dans la case « nom de la marque » sur le formulaire de recherche suivant https://bases-marques.inpi.fr/Typo3_INPI_Marques/marques_recherche_marques.html

Le fait que ces dépôts aient été effectués ne signifie pas que les marques seront in fine accordées ou enregistrées. L’INPI doit encore traiter ces dépôts et, par ailleurs, une procédure d’opposition est ouverte aux tiers. Il faudra donc voir ce qu’il advient de ces dépôts.

Mais je suis dubitatif et ce à plus d’un titre.

Pour résumer de façon simple ma pensée sur cette question:

Tempête en vue pour les dépôts de marque « gilet jaune » !

Source: Photo by Josephine Amalie Paysen on Unsplash

1. D’abord, parce que je doute que « gilet jaune » (et toutes ses variantes) ait encore, vu l’usage massif qui en a été fait, une capacité distinctive et une capacité à être perçu comme une « marque« . Dans le même esprit, « gilet jaune » est devenu une expression extrêmement « banale », « habituelle » et « entrée dans la langue », ce qui peut en tant que tel constituer un obstacle à son appropriation exclusive par un opérateur économique ou une personne au titre de marque. Qui, en effet, parmi le public verra « gilet jaune » comme une marque et non pas comme une expression banale et entrée dans le langage courant? Or, si le public ne perçoit pas un signe comme marque, cette marque n’est pas apte à remplir sa fonction.

Comme l’explique l’EUIPO (l’Office européen des marques), dans ses Directives relatives à l’examen, les « éléments banals et communément utilisés sont considérés comme dépourvus de caractère distinctif » ; lorsqu’un mot ou une expression est « devenue habituelle » ou est « entrée dans la langue », ce mot ou cet expression n’a pas de caractère distinctif. De même, selon la doctrine, n’est pas distinctif le signe (ou la partie de signe) qui est « d’une banalité telle que cela lui ôte d’emblée tout caractère distinctif » (D. Kaesmacher et T. Stamos, Brevets, marques, droits d’auteur…, Liège, Edi.pro, 2009, pp. 41-42) Dans le même sens : « Toute  dénomination présentant  un  caractère distinctif (…) est, en principe, susceptible de constituer une marque. En revanche, ne remplissent pas ces conditions, les dénominations : qui sont banales ; qui sont usuelles ; (…) » (A. Braun, et E. Cornu, Précis des marques, Bruxelles, Éditions Larcier, 2009, p. 73, n°58).

Je rappelle que l’INPI a refusé, pour ce même motif (absence de caractère distinctif, en raison d’un usage massif par la collectivité), les demandes de marques « Je suis Charlie » :

« Depuis le 7 janvier, l’INPI a reçu de nombreuses demandes de marques « Je suis Charlie », ou faisant référence à ce slogan. L’INPI a pris la décision de ne pas enregistrer ces demandes de marques, car elles ne répondent pas au critère de caractère distinctif. En effet, ce slogan ne peut pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité » (Source: https://www.inpi.fr/fr/nationales/demandes-de-marques-je-suis-charlie). 

2. A tout le moins, à supposer que cette critique d’absence de caractère distinctif ne s’applique pas de façon générale, elle doit, à mon avis, de toute façon, s’appliquer pour tout ce qui est mouvement ou rassemblement citoyen ou politique, et tout ce qui touche aux propositions citoyennes et à la politique. En effet, l’expression « gilet jaune » est assurément dépourvue de caractère distinctif à cet égard, vu l’usage massif qui en a été fait depuis plusieurs mois en lien avec le mouvement citoyen et le champ politique (il suffit de scruter les réseaux sociaux, les heures d’antenne et de débats citoyens/politiques sur les chaînes de télévision ainsi que sur YouTube, pour se rendre compte de cet usage massif en lien avec le mouvement citoyen et la politique).

Donc quand je lis sur le Figaro.fr que Florian Philippot a déposé la marque « Les Gilets jaunes » pour les élections européennes, dans le cadre d’un projet politique, je suis d’avis que là cela va poser un réel problème de caractère distinctif… et qu’il va être difficile de justifier que ce dépôt de marque a une capacité distinctive (notamment en lien avec un mouvement / projet citoyen ou politique) vu l’usage antérieur et massif depuis des semaines voire des mois rappelé ci-avant (cf. les réseaux sociaux, les heures d’antenne, les débats citoyens/politiques, YouTube, etc.).

3. Ensuite, et c’est un peu la même logique que celle exposée au point précédent, il y a un risque clair que le public soit trompé quand il sera confronté à une ou à plusieurs marque(s) « gilet jaune » ou « gilets jaunes« .

Or, est illicite et nulle la marque qui risque de tromper le public, par exemple sur la nature, la qualité ou la provenance géographique des produits ou services.

Les gens confrontés à une ou à plusieurs marque(s) « gilet jaune » ou « gilets jaunes » pourront penser que cette marque est liée au mouvement citoyen originaire (celui dont on nous parle depuis des semaines voire des mois); alors qu’en réalité, ce sera peut-être (et même vraisemblablement) la marque de quelqu’un qui n’a rigoureusement aucun rapport avec ce mouvement citoyen originaire. Ce faisant, les gens confrontés à une ou à plusieurs marque(s) « gilet jaune » ou « gilets jaunes » seront trompés par le signe enregistré comme marque, lequel aura en réalité été déposé (faut-il le dire?) de façon opportuniste pour tirer profit de la notoriété des termes « gilet jaune » ou « gilets jaunes » et du mouvement citoyen éponyme…

Il faut donc éviter toute récupération opportuniste de la part d’une ou plusieurs personnes qui souhaiteraient simplement profiter de la notoriété des termes « gilet jaune » ou « gilets jaunes » (vu leur usage massif) pour en tirer un avantage, en surfant en quelque sorte sur une confusion et donc en trompant ou risquant de tromper le public (en laissant penser qu’il y a un lien avec le mouvement citoyen originaire).

4. Enfin, outre les motifs qui précèdent, il ne sert vraisemblablement plus à rien de continuer à déposer des marques « gilet jaune », « gilets jaunes » et toutes leurs variantes, notamment parce qu’en matière de marques on prend en compte les antériorités.

Le premier arrivé est le premier servi (en lien avec une classe de produit ou de service).

Or, il y a déjà plus de 30 dépôts en lien avec « gilet jaune » ou « gilets jaunes »… Cela veut dire que chaque personne qui a déposé une marque avant une autre ou les autres (même parmi ces 30 déposants) pourra critiquer les dépôts postérieurs.

Pire, l’INPI pourrait de son propre chef décider que les signes « gilet jaune » ou « gilets jaunes » et toutes leurs variantes ne sont déjà plus disponibles (vu qu’ils ont déjà été déposés par quelqu’un). Cela veut donc dire que ces plus de 30 dépôts pourraient aussi être refusés au motif les termes « gilet jaune » ou « gilets jaunes » et toutes leurs variantes ne sont plus disponibles… et il ne sert donc à rien de continuer à déposer ce genre de signes ou d’expressions.

De même, il faut souligner qu’in tempore non suspecto, c’est-à-dire bien avant le mouvement citoyen que nous connaissons depuis quelques semaines (et qui a suscité ce flot soudain de plus de 30 dépôts en lien avec « gilet jaune », « gilets jaunes », etc.), quelqu’un avait déjà déposé un signe lié au gilet jaune.

C’est la marque « Mon Gilet Jaune », déposée il y a plus de 10 ans à l’INPI, n°3587657 !

***

Il faudra donc suivre l’évolution de ces dépôts de marques et la position que prendra l’INPI vis-à-vis de celles-ci. Mais, vous l’aurez compris, mon avis est assez réservé, surtout pour des questions de principe (étant entendu qu’il n’est, à mon sens, ni acceptable ni légal de permettre à quiconque de monopoliser et d’obtenir une exclusivité sur une expression à ce point massivement utilisée par la collectivité, et a fortiori d’ensuite en tirer profit).

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles