Droit des marques : le cas Jaguar et la marque renommée

Introduction

Je souhaite aujourd’hui vous parler d’une affaire intéressante ayant fait l’objet d’un jugement du tribunal de l’entreprise néerlandophone de Bruxelles prononcé le 27 juin 2019 (disponible sur IE-Forum).

Ce jugement est intéressant car il revient sur les marques dites “renommées” et sur la dérogation qu’elles permettent au principe de spécialité du droit des marques.

En guise d’introduction, je vous rappelle ce que j’avais expliqué ici :

“Contrairement à une idée reçue, une marque ne vaut que pour les produits et services pour lesquels elle a été enregistrée. C’est ce que l’on appelle le principe de spécialité.

C’est la raison pour laquelle lorsque vous déposez une marque, vous devez choisir des classes de produits et de services.

En dehors de ces classes de produits et de services, vous n’aurez pas de monopole ni d’exclusivité, sous réserve d’une nuance (les produits et services similaires) et d’une exception (les marques renommées)”. 

Le principe, c’est donc qu’une marque ne vaut que pour les produits et services pour lesquels elle a été enregistrée (+ les produits et services similaires).

Par exception à ce principe, si votre marque est renommée, vous pouvez vous opposer à sa reprise et à son usage par des tiers même pour des produits et services différents.

Et c’est précisément sur cette exception que le jugement dont je souhaite vous parler aujourd’hui est intéressant.

Les faits à l’origine du litige

De façon schématique, on peut résumer les faits à l’origine de cette affaire comme suit.

Jaguar, le célèbre constructeur automobile, découvre qu’une autre société commercialise, notamment en Belgique, des vélos estampillés “Jaguar”.

Le constructeur automobile dispose d’une multitude de marques valables en Belgique dont notamment :

  • la marque verbale Jaguar ;
  • la marque semi-figurative suivante (représentation issue du jugement) :

Le fabricant de vélos commercialise des vélos sous le nom Jaguar, logotypé comme suit (les représentations sont également issues du jugement) :

Le constructeur automobile estime que le fabricant de vélos porte atteinte à ses marques et décide donc d’introduire une procédure devant le tribunal de l’entreprise néerlandophone de Bruxelles.

Les marques Jaguar n’ont pas été déposées pour des vélos…

L’un des problèmes qui s’est posé, dans cette affaire, est que les marques Jaguar du constructeur automobile n’ont pas été déposées pour des vélos.

Or, le principe en matière de contrefaçon de marques est qu’il doit a minima exister :

  • une identité ou une similarité entre la marque antérieure et le signe contesté ; et :
  • une identité ou une similarité entre les produits ou services couverts par la marque antérieure et ceux offerts sous le signe contesté.

Par ailleurs, si la double identité n’est pas absolue, et que l’on se situe dans le champ de la similarité, alors une troisième condition s’ajoute, celle de la démonstration d’un risque de confusion.

Dans l’affaire qui nous occupe aujourd’hui, les signes peuvent être jugés identiques et, s’agissant de la marque semi-figurative, très similaires. En effet, le fabricant de vélos utilise le mot Jaguar correspondant aux marques du constructeur automobile.

La comparaison des produits et services est, par contre, moins évidente. En effet, puisque le constructeur automobile n’a pas déposé ses marques pour des vélos, il faut se demander si un vélo est similaire à une voiture.

En d’autres termes, à défaut d’identité entre les produits (un vélo n’étant pas une voiture), y a-t-il a tout le moins une similarité entre ces deux catégories de produits ?

Le tribunal répond par la négative, en procédant à une comparaison entre les voitures et les vélos, et en relevant des différences déterminantes entre ces deux catégories de produits :

“De aanwezigheid van een motor in een auto waarmee zonder enige inspanning en tegen hoge snelheid met meerdere personen tegelijk grote afstanden kunnen afgelegd worden, welke kenmerken een fiets niet heeft, is bepalend, net zoals het gegeven dat auto’s nog steeds uitsluitend door autodealers verkocht worden en fietsen hoofdzakelijk bij fietsenhandelaars moeten aangekocht worden. Verder is het relevant dat beide waren in de regel niet door dezelfde bedrijven op de markt gebracht worden en dat zij aan een andere, voor auto’s veel strengere, regelgeving onderworpen zijn”.

A partir du moment où (i) les marques Jaguar du constructeur automobile ne couvrent pas les vélos et (ii) que les vélos ne sont pas similaires aux voitures (qui, elles, sont bien couvertes par les marques en question), l’action du constructeur automobile est, en principe, vouée à l’échec.

Ce faisant, le fabricant de vélos devrait être autorisé à utiliser le nom Jaguar pour des vélos (en vertu du principe de spécialité du droit des marques).

Sauf si les marques Jaguar du constructeur automobile sont renommées…

Et c’est tout l’enjeu de la suite du jugement dont je vous parle aujourd’hui.

La renommée des marques Jaguar

Aux fins d’examiner la renommée des marques Jaguar en cause, le tribunal rappelle d’abord les principes juridiques en la matière, en se référant à l’arrêt Pago (C-301/07).

Selon le tribunal, une marque renommée est une marque qui est connue d’une partie significative du public pertinent.

Examinant, ensuite, les éléments de preuve soumis par le constructeur automobile, qui revendiquait une renommée pour ses marques Jaguar, le tribunal en conclut qu’en effet au Benelux, les marques Jaguar jouissent d’une renommée car elles sont connues d’une partie significative du public pertinent. Ceci est notamment étayé par :

  • des chiffres de ventes de voitures sous les marques Jaguar en augmentation au Benelux depuis plusieurs années ;
  • un réseau de concessionnaires Jaguar très étendu au Benelux ;
  • une participation au salon de l’auto de Bruxelles (qui donne une grande visibilité aux marques Jaguar) ;
  • une présence continue sur le marché Benelux depuis la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la distribution depuis lors sur ce marché de modèles de voitures mythiques qui sont d’ailleurs apparus dans des films célèbres à l’instar de James Bond ;
  • un budget publicitaire, rien que pour la Belgique, de 35 millions d’euros entre 2015 et 2017 ;
  • l’utilisation des marques Jaguar pour sponsoriser de nombreux évènements notamment sportifs (Formule 1, courses cyclistes, tennis…).

Selon le tribunal, il découle de tous ces éléments qu’il est incontestable que les marques Jaguar sont renommées au Benelux pour ce qui concerne les voitures (c’est-à-dire pour les produits pour lesquels ces marques sont enregistrées).

Partant de là, en principe, le constructeur automobile, titulaire de ces marques, peut s’opposer à l’utilisation du nom “Jaguar” ou de signes semi-figuratifs “Jaguar” similaires, même pour d’autres produits et services que ceux couverts par les marques antérieures.

Risque de confusion (non) vs. rapprochement / lien entre les marques (oui)

Il faut toutefois encore prouver in concreto que le public pertinent connaissant les marques renommées Jaguar pour des voitures peut établir un lien ou un rapprochement avec l’utilisation du nom ou de la représentation Jaguar par le fabricant de vélos.

Le critère, en la matière, est celui d’un simple rapprochement ou d’un simple lien (et non d’un risque de confusion !).

En matière de marques renommées, la question n’est donc pas celle du risque de confusion, mais simplement celle du lien entre la marque renommée et le signe contesté (ce qui est moins exigeant). Cf. l’arrêt Adidas, C-408/01, §29 :

“Les atteintes visées à l’article 5, paragraphe 2, de la directive (= en matière de marques renommées), lorsqu’elles se produisent, sont la conséquence d’un certain degré de similitude entre la marque et le signe, en raison duquel le public concerné effectue un rapprochement entre le signe et la marque, c’est-à-dire établit un lien entre ceux-ci, alors même qu’il ne les confond pas”.

Prenant, d’abord, en considération la comparaison des signes suivants que le tribunal juge très similaires :

Et prenant, ensuite, en considération le fort caractère distinctif des marques Jaguar du constructeur automobile, le tribunal en conclut que le public pertinent confronté à des vélos estampillés Jaguar établira forcément et nécessairement un lien ou un rapprochement avec les marques renommées du constructeur automobile :

“De som van bovenstaande elementen laat toe om te besluiten dat het betrokken publiek een verband zal leggen, in die zin dat het publiek zal denken aan het complexe merk bij het zien van de fietsen die voorzien zijn van het complexe teken”.

En clair, en voyant les vélos estampillés Jaguar, le public pertinent pensera aux célèbres marques Jaguar du constructeur automobile – ce qui est suffisant en matière de marques renommées (bien que les produits et services soient différents et bien qu’un risque de confusion ne doive pas être démontré).

Conclusion

Le tribunal estime que l’utilisation du nom et des représentations Jaguar procure un avantage indu au fabricant de vélo, et ce sans juste motif.

Par conséquent, le tribunal conclut à la contrefaçon et condamne le fabricant de vélos, ainsi que son distributeur belge.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles