Contrefaçon et droit d’auteur, retour sur l’affaire Zemmour

Décidément, il semble que les élections présidentielles en France nous donnent souvent l’occasion d’évoquer la propriété intellectuelle et, en particulier, le droit d’auteur.

Il y a 5 ans, c’était Marine Le Pen qui faisait parler d’elle pour avoir repris un discours de François Fillon (voyez ici).

Cette fois-ci, c’est Eric Zemmour et sa vidéo “Je suis candidat à l’élection présidentielle” qui ont fait grand bruit dans les médias.

Le tribunal judiciaire de Paris vient de condamner Eric Zemmour, en lien avec cette vidéo, pour contrefaçon de droits d’auteur. Le jugement date du 4 mars 2022 et j’ai pu le consulter via le site Next Inpact.

Je vous propose aujourd’hui de revenir sur cette affaire, avec mes lunettes d’avocat en droit d’auteur.

Avant de lire la suite, si vous souhaitez un petit récapitulatif sur le droit d’auteur, vous pouvez consulter mon article intitulé Le droit d’auteur en définitions.

Les faits

Pour déclarer sa candidature à l’élection présidentielle de 2022, Eric Zemmour a diffusé sur Internet une vidéo contenant, entre autres, des extraits tirés des films “Le quai des brumes”, “Dans la maison”, “Louis Pasteur, portrait d’un visionnaire”, “Jeanne d’Arc”, et “Un singe en hiver”.

Différents titulaires de droits d’auteur sur ces films ont décidé d’intenter, devant le tribunal judiciaire de Paris, une action en contrefaçon contre Eric Zemmour, au motif que ce dernier n’a pas obtenu leur autorisation pour utiliser les extraits de films litigieux dans sa vidéo de candidature.

L’exception de courte citation

L’exception de courte citation était l’un des arguments mis en avant par Eric Zemmour pour tenter d’échapper à la contrefaçon.

En effet, en droit français, l’article L. 122-5, 3°, a), du Code de la propriété intellectuelle dispose que :

“Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire (…) :

3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source :

a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées (…)”.

Des dispositions similaires existent en droit belge (voy. par ex. l’article XI.189 du Code de droit économique). Ce qui ne nous étonnera pas puisque le tout est inspiré d’un instrument européen : la Directive 2001/29 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

Le tribunal judiciaire de Paris refuse l’application de cette exception au droit d’auteur pour deux motifs.

D’abord, parce qu’Eric Zemmour n’a pas “sourcé” (en tout cas, pas correctement) les extraits de films qu’il a utilisés dans sa vidéo de déclaration de campagne.

Or, l’article L. 122-5, 3°, a), impose que « soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source ».

Le tribunal en conclut que pour ce seul motif (formel) Eric Zemmour ne peut pas bénéficier de l’exception de courte citation.

Ensuite, et sans doute plus fondamentalement, le tribunal estime qu’Eric Zemmour n’a pas utilisé les extraits de films litigieux dans un but (exclusivement) critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, comme l’impose pourtant l’article L. 122-5, 3°, a) :

“Par ailleurs, les extraits utilisés, bien que suffisamment brefs puisqu’ils ne durent chacun, que quelques secondes alors qu’ils sont issus de longs métrages, ne peuvent toutefois être considérés comme justifiés par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de la vidéo litigieuse puisqu’ils ne sont présents qu’à titre de simples illustrations en guise de fond visuel du discours prononcé, lequel n’entretient aucun ‘dialogue’ avec les extraits d’oeuvres en cause, qui ne sont pas ici introduits afin d’éclairer un propos ou d’approfondir une analyse. 

Les extraits litigieux ne visent donc nullement un but exclusif d’information immédiate en relation directe avec les oeuvres dont ils sont issus. Pour que l’utilisation puisse en effet, être qualifiée d’informative, comme le soutiennent les défendeurs, encore faudrait-il que l’information dispensée ait trait aux oeuvres auxquelles les extraits litigieux ont été empruntés ; or, celle-ci est exclusivement axée sur la candidature d’Eric Zemmour à la présidence de la République”.

Utiliser des extraits de films protégés par le droit d’auteur pour faire sa promotion politique personnelle ne tombe donc pas dans le champ d’application de l’exception de courte citation.

La liberté d’expression

Autre argument mis en avant par Eric Zemmour : lui interdire l’usage des extraits de films litigieux, même sur la base du droit d’auteur, constituerait une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression. 

Après avoir rappelé que la liberté d’expression et le droit d’auteur sont deux droits fondamentaux qui, en cas de conflit, doivent être mis en balance, le tribunal estime qu’en l’espèce la balance penche en faveur du droit d’auteur, dans la mesure où les extraits de films utilisés (sans autorisation) par Eric Zemmour ne sont pas nécessaires à son discours politique.

En effet, Eric Zemmour aurait parfaitement pu illustrer son annonce de candidature et son discours à cette occasion, en utilisant des images libres de droit.

Dans le même esprit, si les extraits de films utilisés (sans autorisation) par Eric Zemmour étaient supprimés de la vidéo litigieuse, le discours d’Eric Zemmour n’en serait pas modifié ni affecté.

Le tribunal en conclut qu’en l’espèce les droits d’auteur prévalent nécessairement sur la liberté d’expression d’Eric Zemmour :

“Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que la mise en oeuvre de la protection au titre du droit d’auteur des demandeurs constitue, eu égard aux circonstances de l’affaire, une atteinte proportionnée et nécessaire à la liberté d’expression d’Eric Zemmour, et en conséquence de juger que l’intégration à son discours des extraits des films ‘Dans la maison’, ‘Jeanne d’Arc’, ‘Un singe en hiver’, ‘Le quai des brumes’ et ‘Louis Pasteur, portrait d’un visionnaire’ et leur diffusion sur internet, sans autorisation, constituent des actes de contrefaçon de droits d’auteur”.

Mes réflexions

Première réflexion : un exemple à ne pas suivre !

La première réflexion que m’inspire cette affaire n’est pas vraiment juridique.

Je me demande simplement comment une équipe de campagne peut négliger à ce point les droits d’auteur.

Publier une vidéo comme « Je suis candidat à l’élection présidentielle » avec autant d’images appartenant à des tiers, sans obtenir l’autorisation de ces derniers, est extrêmement risqué.

Vu le nombre d’images utilisées dans cette vidéo, d’autres procédures pourraient d’ailleurs être intentées contre Eric Zemmour pour cette vidéo et ce également sur des bases autres que le droit d’auteur (droits voisins, droit à l’image, droit à l’honneur et à la réputation …).

Cette affaire nous montre l’exemple à ne surtout pas suivre … sauf à s’exposer à de nombreuses actions en justice.

Deuxième réflexion : cette affaire a le mérite de nous rappeler que l’exception de courte citation ne permet pas de faire tout et n’importe quoi

Même si la citation est courte, il faut encore qu’elle soit faite dans l’un des buts circonscrits par la loi (critique, polémique, pédagogique, scientifique, d’information). Au-delà de ces buts, le droit d’auteur s’applique dans toute sa rigueur.

Il en va de même en droit belge :

“la citation n’est permise que si elle poursuit un des buts mentionnés dans la loi, à savoir la critique, la polémique, la revue (au sens de recension), l’enseignement ou les travaux scientifiques et qu’elle s’effectue dans la mesure justifiée par ce but”.

– J. Englebert et B. Michaux, “La bande dessinée et la liberté d’expression, y compris par rapport aux droits des tiers” in Bande dessinée et droit d’auteur, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 97.

Troisième réflexion : et l’originalité dans tout ça ?

Je souscris au raisonnement du tribunal judiciaire de Paris, en ce qu’il concerne l’exception de citation et la liberté d’expression, et j’approuve donc la teneur de ce jugement.

Mais je m’étonne qu’un débat sur l’originalité n’ait pas été suscité par Eric Zemmour, pour les besoins de sa défense.

Le jugement indique, à titre préliminaire, que l’originalité des oeuvres (c.à.d. des extraits de films utilisés par Eric Zemmour dans sa vidéo incriminée) n’est pas contestée.

Or, il y aurait peut-être eu matière à discussion sur ce point.

En effet, pour qu’il y ait application du droit d’auteur, il faut que l’on soit en présence d’oeuvres originales.

La condition d’originalité doit donc être établie.

Bien entendu, il est difficilement contestable que les films “Le quai des brumes”, “Dans la maison”, “Louis Pasteur, portrait d’un visionnaire”, “Jeanne d’Arc”, et “Un singe en hiver” sont des oeuvres originales.

Mais en l’espèce, Eric Zemmour n’est pas accusé d’avoir reproduit et/ou diffusé ces films dans leur entier.

Non, ce qui est reproché à Eric Zemmour, c’est d’avoir utilisé de très courts extraits (quelques secondes) issus de ces longs métrages.

Or, lorsque l’action en contrefaçon concerne seulement un extrait d’oeuvre, c’est l’originalité de cet extrait que le demandeur en contrefaçon doit établir (et non l’originalité de l’oeuvre toute entière).

En d’autres termes :

  • Il ne suffit pas aux demandeurs de prouver que “Le quai des brumes”, “Dans la maison”, “Louis Pasteur, portrait d’un visionnaire”, “Jeanne d’Arc”, et “Un singe en hiver”, pris dans leur entièreté, sont des films originaux.
  • Mais, bien plus, il faut que les demandeurs prouvent que les extraits (quelques secondes) tirés ces films et utilisés (sans autorisation) par Eric Zemmour sont, en tant que tels, originaux.

Le principe est constant depuis l’arrêt Infopaq (C-5/08) de la Cour de justice de l’Union européenne.

Dans cette affaire, il était reproché à une société d’avoir reproduit de courtes parties d’articles de presse (des extraits de 11 mots). 

La Cour de justice fut interrogée sur la possibilité pour de tels courts extraits d’être qualifiés de contrefaçons en droit d’auteur (actes de reproduction en partie). 

La Cour de justice a répondu par l’affirmative, mais à condition que les extraits de 11 mots soient, en tant que tels, originaux. 

La Cour de justice a ensuite enjoint au juge de renvoi de vérifier in concreto l’originalité des extraits de 11 mots (sans référence à l’originalité des articles de presse, dans leur entier ; cette question de l’originalité des articles de presse dans leur entier n’étant pas pertinente lorsque la contrefaçon prétendue porte sur des extraits de 11 mots).

L’originalité de l’oeuvre dans son entier n’est donc pas pertinente, lorsque c’est seulement une partie ou un extrait de cette oeuvre qui est en litige. 

Comme l’a résumé la doctrine commentant l’arrêt Infopaq :

“les parties d’une œuvre ne bénéficient de la protection du droit d’auteur qu’à concurrence de leur originalité propre”.

– B. Michaux, “L’originalité en droit d’auteur, une notion davantage communautaire après l’arrêt Infopaq”, A&M, 2009/5, p. 487.

Quelques secondes tirées d’un film ne sont donc susceptibles de protection par le droit d’auteur que si elles témoignent d’une originalité propre (peu importe l’originalité du film dans son ensemble).

La cour d’appel de Mons a fait application de ces principes dans l’affaire Madonna, en distinguant (i) l’oeuvre musicale des demandeurs dans son entier et (ii) la seule partie de cette oeuvre (quelques mesures, quelques notes) qui faisait l’objet du litige en contrefaçon :

“Il ne peut être  raisonnablement  contesté  que  la  chanson  ‘Ma  vie  fout  l’camp’, composée  par  S. A., est en soi une création originale, empreinte de la personnalité de son compositeur, et mérite protection dans son ensemble. Encore faut-il vérifier l’étendue de cette protection en fonction des éléments  précis d’originalité revendiqués par S. A. En effet, le plagiat musical reproché ne concerne pas l’ensemble de la chanson, mais seulement quelques mesures (…)” 

– Mons (1ère ch.), 3 février 2014, A&M, 2014/3-4, p. 246.

Après avoir jugé que l’oeuvre dans son entier était certes originale (plusieurs minutes de musique), elle a ensuite jugé que n’était pas originale la partie de cette oeuvre (quelques notes, quelques secondes) que les demandeurs reprochaient aux défendeurs d’avoir plagié. Les demandeurs ont, en conséquence, été déboutés de leur action en contrefaçon fondée sur le droit d’auteur :

“Le doute subsiste quant  à la  marque de l’originalité des  mesures litigieuses dont les intimés [les demandeurs originaires] ne parviennent pas à apporter la preuve”  (…) ; 

“Partant, les extraits litigieux de ‘Frozen’ ne constituent pas une reproduction illégale des extraits litigieux  de la chanson ‘Ma vie fout l’camp’ et la contrefaçon n’est pas établie”. 

– Mons (1ère ch.), 3 février 2014, A&M, 2014/3-4, pp. 246-247.

Pour en revenir à l’affaire Zemmour, cela signifie que celui-ci aurait pu contester l’originalité des extraits d’à peine quelques secondes qu’il a utilisés sans autorisation.

Il n’est, en effet, pas si évident que ces extraits d’à peine quelques secondes soient originaux.

Or, s’ils ne sont pas originaux, ils ne sont pas protégés ; et s’ils ne sont pas protégés, leur reprise n’est pas répréhensible et ne peut pas être qualifiée de contrefaçon.

Pour illustrer ceci, considérons par exemple l’extrait du film “Jeanne d’Arc” repris par Eric Zemmour. Il s’agit d’un gros plan – type image figée – sur Milla Jovovich qui dure maximum 3 secondes. Cette scène (figée) me semble des plus banales pour un film du genre (films sur le Moyen-Age, films de chevaliers …) ; et ne me parait pas particulièrement créative (or, l’originalité suppose la créativité).

Si son originalité avait été dûment contestée, je pense qu’Eric Zemmour aurait eu une chance d’échapper à la condamnation pour contrefaçon de droits d’auteur en lien avec cet extrait de 3 secondes (de type image figée).

Avant de voir comment échapper au droit d’auteur (via l’exception de courte citation ou la liberté d’expression), encore faut-il voir si le droit d’auteur s’applique vraiment.

Ceci semble manquer dans la défense d’Eric Zemmour ; et c’est assez étonnant !

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles