Rapports militaires : protection par le droit d’auteur ou pas ?

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Introduction

Dans l’affaire C‑469/17, Funke Medien NRW GmbH contre Bundesrepublik Deutschland, s’est notamment posée la question de savoir si des rapports militaires peuvent être protégés par le droit d’auteur.

L’armée fédérale allemande estimait, en effet, détenir des droits d’auteur sur des rapports d’information relatifs aux opérations qu’elle mène à l’étranger.

C’est l’avocat général Szpunar qui a eu l’occasion de se pencher sur cette question et d’y répondre par la négative (voyez ici).

Le raisonnement de l’avocat général Szpunar

Selon l’avocat général, les rapports militaires en question sont des “documents purement informatifs, rédigés dans un langage parfaitement neutre et standardisé, rendant compte avec exactitude des événements ou bien informant qu’aucun événement digne d’intérêt n’est survenu” (§14 des conclusions de l’avocat général).

Ce faisant, les rapports militaires en question ne sont guère plus que des “informations brutes”, c’est-à-dire des informations présentées “telles quelles”, sans mise en forme ou organisation particulière propre à l’auteur (§§15 et 16 des conclusions de l’avocat général). Or le droit d’auteur ne protège pas les informations brutes (pas plus que les idées), mais uniquement la forme ou la mise en forme de ces informations brutes (à condition que cette forme ou mise en forme soit originale) :

“(…) il est communément admis comme principe que le droit d’auteur protège non pas les idées mais les expressions. Les idées sont, selon une formulation classique, de libre parcours, en ce sens qu’elles ne sauraient être monopolisées au moyen du droit d’auteur (…) Le droit d’auteur protège uniquement la façon dont les idées ont été formulées dans une œuvre. Les idées elles-mêmes, déconnectées de toute œuvre, peuvent donc être reproduites et communiquées librement. 

Cette exclusion des idées de la protection par le droit d’auteur s’étend aux informations « brutes », c’est-à-dire présentées telles quelles. (…) Dépourvue de tout enrichissement, l’expression de l’information se confond alors avec l’information elle-même. La monopolisation de l’expression, au moyen du droit d’auteur, aboutirait donc à la monopolisation de l’information. Cette exclusion de la protection des informations brutes figurait déjà dans la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, signée à Berne le 9 septembre 1886 (acte de Paris du 24 juillet 1971), telle que modifiée le 28 septembre 1979 (ci-après la « convention de Berne »), principal instrument international de protection du droit d’auteur, dont l’article 2, paragraphe 8, stipule que « [l]a protection de la présente [c]onvention ne s’applique pas aux nouvelles du jour ou aux faits divers qui ont le caractère de simples informations de presse »”.

Pour ces motifs, l’avocat général considère que les rapports militaires qui lui sont soumis ne sont pas des oeuvres au sens du droit d’auteur car, étant trop basiques, trop neutres, trop bruts, ils ne dépassent pas le stade de l’idée/le stade de l’information brute.

L’avocat général ne s’arrête pas là. Il corrobore encore sa conclusion (absence de protection par le droit d’auteur) en se référant au critère de l’originalité : à supposer que ces rapports militaires puissent être des oeuvres au sens du droit d’auteur, ils ne témoigneraient de toute façon pas de l’originalité nécessaire pour pouvoir être protégés par le droit d’auteur. Pour rappel, l’originalité implique que l’auteur d’une oeuvre ait pu, lors de la réalisation de celle-ci, opérer des choix libres et créatifs. Or, nous dit l’avocat général, vu la nature et le contenu des rapports militaires en cause, il est peu probable que les auteurs de ces rapports aient pu opérer de tels choix libres et créatifs. En effet, dès lors que ces rapports sont purement informatifs et qu’ils consistent à rendre compte, avec la plus grande exactitude et la plus grande fidélité, des évènements qui ont eu lieu, et de la façon dont ces évènements ont eu lieu, on voit mal dans quelle mesure les auteurs de ces rapports ont eu une marge de manoeuvre (créative) pour relater ces évènements. Il en va de même au niveau du style de rédaction et de la structure de ces rapports : le style étant simple et neutre, et la structure de ces rapports étant chronologique, on ne voit pas où pourrait résider les choix (a fortiori créatifs) révélateurs d’originalité. C’est le contenu qui dicte la forme sans laisser de liberté créative aux auteurs de ces rapports. Au §19 de ses conclusions, l’avocat général indique :

“(…) il me semble peu probable que le ou les auteurs de ces documents, que nous ne connaissons pas, mais qui sont vraisemblablement des fonctionnaires ou des officiers de l’armée fédérale, aient pu effectuer des choix libres et créatifs pour exprimer leurs capacités créatives lors de la rédaction desdits documents. S’agissant de documents purement informatifs et rédigés inévitablement dans un langage simple et neutre, leur contenu est totalement déterminé par les informations qu’ils contiennent, de sorte que ces informations et leur expression se confondent, excluant ainsi toute originalité. Leur élaboration nécessite certainement un certain effort et un savoir-faire, mais ces éléments, à eux seuls, ne sauraient justifier la protection du droit d’auteur. Lors de la discussion sur ce point lors de l’audience, les parties ont également avancé que la structure des documents en cause pourrait elle-même être protégée par le droit d’auteur. Or cette structure consiste à présenter à intervalles réguliers des informations concernant chaque mission étrangère à laquelle prend part l’armée fédérale. La structure de ces rapports ne me paraît dès lors pas plus créative que leur contenu”.

Mon point de vue

1.    Sans avoir vu ces rapports moi-même, je pense que le raisonnement de l’avocat général va dans le bon sens.

Les idées et les informations brutes n’étant pas protégeables par le droit d’auteur, si l’objet, pour lequel une protection est revendiquée, n’est guère plus qu’une idée ou une information brute, il ne doit pas recevoir de protection.

2.    Cela étant, je m’étonne du raisonnement en deux temps de la part de l’avocat général : (i) ce n’est pas une oeuvre car c’est trop brut / purement factuel et (ii) à supposer que ce soit une oeuvre, ce n’est pas original car il n’y a pas de création intellectuelle propre (pas d’apport personnel) de l’auteur.

3.    Je pense que le débat aurait dû uniquement se placer sur le plan de l’originalité puisque, en l’espèce, il existe bel et bien une oeuvre (en particulier, une oeuvre littéraire, c’est-à-dire du texte).

Un rapport, c’est un texte.

Or, un texte – quel que soit son contenu – peut être considéré comme une oeuvre au sens du droit d’auteur.

Ce n’est que dans un second temps que se pose la question de l’originalité de ce texte. Si ce texte est purement informatif, purement factuel, banal, etc., il n’est pas original et donc non protégé.

Je pense donc que c’est là que se situe la vraie nuance entre la première question (y a-t-il une oeuvre ?) et la seconde (l’oeuvre est-elle originale ?).

4.    Prenons un exemple pour illustrer cette distinction.

Les faits historiques ne sont pas protégeables en tant que tels. L’Histoire appartient à tous. Personne ne l’a “créée” et ne peut revendiquer un monopole sur celle-ci.

Les faits historiques (bruts) ne sont donc pas une oeuvre.

Mais à partir du moment où on relate ces faits historiques dans un texte, il y a bien une oeuvre, à savoir le texte qui fait mention de ces faits historiques.

Et la seule question pertinente est alors de savoir si ce texte, qui relate des faits historiques, est original.

En d’autres termes, dès qu’il existe une mise en forme de l’idée brute ou des faits bruts, il y a une oeuvre ; et le seul enjeu est celui de savoir si cette mise en forme (qui est une oeuvre) est originale. Si la réponse est affirmative, la protection est acquise ; si la réponse est négative, la protection est exclue.

5.    Je pense donc que l’avocat général s’emmêle les pinceaux quand il dit que ces rapports militaires ne sont pas des oeuvres car ils ne font que raconter fidèlement des opérations et activités militaires et que ces rapports sont donc des idées brutes / des purs faits.

Non… ces rapports sont des oeuvres littéraires (la qualification d’oeuvre est donc incontestable).

C’est simplement que l’originalité fait, semble-t-il, défaut ; dans la mesure où ces textes ne font que reproduire la réalité, sans mise en forme particulière, sans critique originale, sans prise de vue particulière de l’auteur, etc.

A titre de contre-exemples, sur le plan de l’originalité d’oeuvres factuelles et/ou scientifiques :

  • Dans un arrêt du 28 octobre 2016 (Ing.-Cons., 2016/4, pp. 886-895), la cour d’appel de Bruxelles a reconnu l’originalité de certains ouvrages dédiés à la science politique et à l’économie, et donc la protection de ceux-ci par le droit d’auteur, étant donné que (i) les auteurs de ceux-ci ont posé des choix libres et créatifs à travers le choix, la disposition et la combinaison des mots composant ces ouvrages, (ii) qu’ils se sont livrés à une approche originale des sujets traités et (iii) qu’ils ont adopté une présentation personnelle et critique de ces sujets.
  • Dans une décision du 2 août 2012 (Ing.-Cons., 2012/1, pp. 30-38), le tribunal de commerce de Liège a conclu à l’originalité d’un ouvrage de psychologie en raison (i) de la structure de cet ouvrage (chapitres par blessure psychologique) et (ii) de la façon dont l’auteur a choisi de s’adresser au lecteur.

6.    Attention également aux généralisations : ce n’est pas parce que ces rapports-ci ont été considérés comme exclus de la protection par le droit d’auteur (de surcroît, par un avocat général, à ce stade ; et non par la Cour elle-même), que cela signifie que tous les rapports militaires (n’importe lesquels) devraient nécessairement être exclus de la protection.

Il n’y a pas d’exclusion de principe (tout dépend de la mise en forme concrète, propre à chaque rapport – ce qui est à examiner au cas par cas).

Tout sera donc fonction, in concreto, de la façon dont ces (autres) rapports militaires ont été mis en forme et de la question de savoir si l’auteur de ceux-ci a pu créer ou induire quelque chose qui lui est propre (mise en lumière des faits d’une manière originale, style ou présentation original(e), point de vue critique, point de vue personnel, expression et rédaction des phrases allant au-delà d’un langage purement neutre et standardisé, manière de s’adresser au lecteur, structuration particulière du rapport, etc. – les critères qui précèdent ne sont évidemment pas cumulatifs !).

On rappellera utilement ici l’enseignement de l’arrêt Infopaq (C-5/08) de la Cour de justice de l’Union européenne à propos de l’originalité d’oeuvres écrites / d’articles (originalité qui s’entend assez largement, comme l’explique la Cour elle-même) :

  • “En ce qui concerne les articles de presse, la création intellectuelle propre à leur auteur, visée au point 37 du présent arrêt, résulte régulièrement de la manière dont est présenté le sujet, ainsi que de l’expression linguistique (…)” (§44) ;
  • “le choix, la disposition et la combinaison de ces mots” permettent à l’auteur d’exprimer son esprit créateur de manière originale et d’aboutir à un résultat constituant une création intellectuelle” (§45) ;
  • “(…) il ne saurait être exclu que certaines phrases isolées, ou même certains membres de phrases du texte concerné, soient aptes à transmettre au lecteur l’originalité d’une publication telle qu’un article de presse, en lui communiquant un élément qui est, en soi, l’expression de la création intellectuelle propre à l’auteur de cet article. De telles phrases ou de tels membres de phrase sont donc susceptibles de faire l’objet de la protection prévue à l’article 2, sous a), de ladite directive” (§47).

Attention donc à ne pas exclure trop vite l’originalité d’écrits, d’articles, de rapports, etc., même si leur sujet est factuel, scientifique et/ou technique !

7.    Si vous souhaitez en savoir plus à propos de l’originalité en droit d’auteur, voyez notamment :

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles