Le droit voisin de l’artiste interprète ou exécutant

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Le droit de la propriété intellectuelle permet de s’intéresser à de nombreux sujets très différents.

Mon article précédent était consacré aux brevets et à l’intelligence artificielle, et aujourd’hui nous allons parler du droit des artistes et de leurs interprétations.

C’est cette diversité qui, je trouve, rend ce métier d’avocat en propriété intellectuelle tellement intéressant ; et qui me passionne.

Introduction – le droit d’auteur vs. le droit voisin de l’artiste

Le droit d’auteur protège la création des oeuvres, mais pas leurs interprétations.

Les interprétations relèvent du droit voisin de l’artiste interprète ou exécutant (ci-après: “droit voisin de l’artiste”).

Avant l’adoption, en 1961, de la Convention de Rome, les artistes avaient toutes les difficultés du monde à se voir reconnaître une protection sur leurs interprétations.

Depuis lors, c’est chose faite : les artistes disposent d’un droit voisin (parce que “voisin” du droit d’auteur).

Il existe de nombreuses similitudes entre le droit voisin de l’artiste et le droit d’auteur En particulier, l’artiste dispose de droits moraux et de droits patrimoniaux. Ces droits ont été inspirés par le droit d’auteur.

Mais attention : les droits de l’artiste ne s’appliquent qu’à la prestation de cet artiste (son interprétation), et non à l’oeuvre elle-même (qui, elle, reste la propriété de l’auteur).

Pour une même oeuvre (par ex. une chanson), il peut donc y avoir une multitude d’interprétations (plusieurs chanteurs qui interprètent la même chanson). Chaque chanteur dispose alors de droits sur son interprétation de la chanson ; mais pas sur la chanson elle-même.

On touche ici à la particularité du droit voisin de l’artiste et on en revient à la différence avec le droit d’auteur : le droit voisin protège seulement l’interprétation d’une oeuvre ; alors que le droit d’auteur protège l’oeuvre elle-même.

Parfois, une même personne peut cumuler les qualités d’auteur et d’artiste. Si celui qui écrit la chanson est aussi celui qui l’interprète. Dans ce cas, cette même personne bénéficiera des deux droits : le droit d’auteur et le droit voisin.

Conditions du droit voisin de l’artiste

Les conditions nécessaires pour qu’un artiste bénéficie du droit voisin sont les suivantes : (i) il lui faut interpréter ou exécuter (ii) une oeuvre protégée par le droit d’auteur.

(i) L’interprétation ou l’exécution…

Il faut d’abord noter que les termes “interprétation” et “exécution” sont considérés comme synonymes. D’ailleurs, dans les versions anglaises des législations internationales en la matière, un seul mot est utilisé, à savoir “performance”.

L’interprétation ou l’exécution s’entend largement. Il peut s’agir de chanter, réciter, déclamer, jouer, danser…

Voyez l’article 3, a) de la Convention de Rome, qui définit les artistes interprètes ou exécutants :

“les acteurs, chanteurs, musiciens, danseurs et autres personnes qui représentent, chantent, récitent, déclament, jouent ou exécutent de toute autre manière des œuvres littéraires ou artistiques”.

Même les chefs d’orchestre et les metteurs en scène sont considérés comme des artistes interprètes ou exécutants, malgré le fait que leur interprétation ou exécution de l’oeuvre n’est qu’indirecte.

L’interprétation ou l’exécution ne doit pas être “originale” (condition classique du droit d’auteur). Elle doit simplement être “artistique”.

Par “artistique”, on ne vise pas les Beaux-Arts, ni un quelconque degré de valeur artistique. En effet, même une interprétation médiocre ou ratée peut donner lieu à une protection par le droit voisin.

En réalité, si l’interprétation ou l’exécution doit être “artistique”, c’est pour exclure du champ de la protection les interventions “techniques”.

Ainsi, par exemple, un ingénieur du son, un machiniste ou un caméraman ne pourra, bien souvent, pas revendiquer de droit voisin, car son intervention est technique.

Ceci étant dit, des petits détails peuvent faire la différence. Il faut donc éviter de s’attacher exclusivement au titre d’une personne (ingénieur du son, machiniste, caméraman ou autre). Ce qu’il faut faire, c’est examiner, au cas par cas, le rôle que cette personne a joué concrètement ; et si ce rôle est, en tout ou en partie, technique ou artistique.

Et ce n’est qu’après un tel examen que l’on pourra dire si, oui ou non, cette personne peut bénéficier d’un droit voisin.

(ii) … d’une oeuvre protégée par le droit d’auteur

Seules les interprétations ou exécutions (artistiques) d’oeuvres protégées par le droit d’auteur peuvent donner prise au droit voisin.

Il faut donc nécessairement une oeuvre sous-jacente. C’est ce que j’appelle le principe de “dépendance”.

Le droit voisin de l’artiste est “dépendant” de l’existence d’une oeuvre (protégée) au sens du droit d’auteur.

L’oeuvre interprétée ou exécutée doit donc être originale, sans quoi il n’y a pas oeuvre protégée au sens du droit d’auteur.

Attention ici, à ne pas confondre les principes :

  • Comme nous l’avons vu ci-dessus, l’interprétation ou l’exécution de l’artiste ne doit pas être originale. Il suffit qu’elle soit artistique.
  • Mais cette interprétation ou exécution doit porter sur une oeuvre originale.

Pour le reste, il est indifférent que l’oeuvre sous-jacente appartienne au domaine public ou même qu’elle ait, ou non, été effectivement protégée par le passé. Ce qui compte, c’est que l’objet interprété ou exécuté par l’artiste soit susceptible de protection par le droit d’auteur, donc (i) qu’il s’agisse d’une œuvre et (ii) que la condition d’originalité soit satisfaite.

Prenons deux exemples pour illustrer ceci :

  • Les acteurs qui jouent une tragédie grecque peuvent bénéficier de la protection au titre du droit voisin de l’artiste, même si cette tragédie grecque n’a jamais été protégée par le droit d’auteur (car le droit d’auteur n’existait pas à l’époque).
  • Même chose pour un pianiste qui joue la “Marche Funèbre” de Chopin en 2020. Ce pianiste peut bénéficier d’un droit voisin sur sa prestation, même si Chopin est mort depuis plus de 70 ans et que la “Marche Funèbre”, en tant qu’oeuvre, n’est plus protégée par le droit d’auteur.

En cas d’improvisation, la même personne peut concomitamment réaliser une oeuvre au sens du droit d’auteur et l’interpréter. Dans ce cas, il y aura tant matière à droit d’auteur qu’à droit voisin (dans le chef de la même personne), alors même qu’avant le début de l’improvisation aucune oeuvre n’existait.

Les sportifs, les mannequins, les participants à des émissions de télé réalité, les animateurs (télé ou radio) et les personnes participant à un reportage ne bénéficient, en principe, pas du droit voisin de l’artiste, car elles n’interprètent pas et n’exécutent pas d’oeuvre sous-jacente.

Toutefois, là encore, prudence ! Au cas par cas, il pourrait en aller différemment. Ainsi, par exemple, pour les sportifs : s’il est clair qu’un joueur de football n’exécute pas une oeuvre au sens du droit d’auteur (la Cour de justice a exclu la qualification d’oeuvre pour les matchs de football dans son arrêt Premier League ; voyez ici), il pourrait en aller différemment pour le sportif pratiquant le patinage artistique ou la nage synchronisée.

Même chose pour un participant à une émission de télé réalité : s’il se contente d’être lui-même, il ne sera pas un artiste interprète ou exécutant ; mais s’il joue un rôle d’acteur (on sait que parfois les émissions de télé réalité sont scénarisées), il pourrait en aller autrement : il ne serait plus seulement lui-même, mais un véritable acteur !

Enfin, je le répète, méfions-nous des étiquettes. Si un mannequin célèbre (et c’est pour cela qu’il est qualifié de mannequin) s’essaie au cinéma, il n’est plus seulement mannequin mais acteur ; et il faudra le considérer comme tel.

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Les artistes de variété et de cirque bénéficient de la protection par le droit voisin

Face aux doutes persistants quant à la question de savoir si les artistes de variété et de cirque interprètent ou exécutent des oeuvres au sens du droit d’auteur, le législateur a décidé d’octroyer expressément le droit voisin à ces artistes de variété et de cirque.

On vise notamment ici les artistes de “music-hall”, les artistes de cabaret, les acrobates, les trapézistes, les équilibristes, les contorsionnistes, les jongleurs, les dompteurs, les clowns, les illusionnistes, les magiciens, les prestidigitateurs, les fakirs, les mimes, les ventriloques…

Les artistes de complément ne bénéficient pas de la protection par le droit voisin

Dès qu’une personne est qualifiée d’artiste de complément, elle est automatiquement exclue de la protection par le droit voisin, même si elle interprète ou exécute, même si cette interprétation ou exécution porte sur une œuvre sous-jacente protégée par le droit d’auteur et même si cette interprétation ou exécution est artistique. 

Le problème, c’est que la loi est muette quant à la définition d’artiste de complément.

La seule certitude, c’est que les simples figurants sont des artistes de complément.

Mais pour le reste, c’est le plus grand flou.

Quid d’un acteur qui n’aurait qu’un rôle très limité dans une pièce (par exemple, 2 phrases à déclamer) ? Quid d’un cascadeur ? Quid d’une doublure-lumière ?

Par contre, il certain qu’un artiste de doublage n’est pas un artiste de complément et qu’il peut donc revendiquer un droit voisin. En effet, doubler au cinéma, c’est prêter sa voix à un personnage, et c’est donc réaliser une véritable interprétation artistique. Doubler, ce n’est pas seulement lire un texte ; c’est interpréter un rôle, y mettre des émotions…

Il peut en aller de même pour une voix-off (pour autant qu’elle ne fasse pas que lire un texte, d’une façon banale et donc non artistique). Là encore, c’est à examiner au cas par cas.

Les droits de l’artiste interprète ou exécutant

A condition que les conditions ci-dessus soient remplies, l’artiste interprète ou exécutant bénéficie de droits moraux et de droits patrimoniaux (on voit le parallélisme avec l’auteur et les règles en matière de droit d’auteur).

Il en va de même pour l’artiste de variété ou de cirque qui est, par effet de la loi, assimilé à l’artiste interprète ou exécutant.

Les droits moraux sont définis comme suit (article XI. 204 du Code de droit économique ; “CDE”) :

“L’artiste-interprète ou exécutant a le droit à la mention de son nom conformément aux usages honnêtes de la profession ainsi que le droit d’interdire une attribution inexacte.
Nonobstant toute renonciation, l’artiste-interprète ou exécutant conserve le droit de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de sa prestation ou à toute autre atteinte à celle-ci, préjudiciables à son honneur ou à sa réputation”
.

Les droits patrimoniaux sont, quant à eux, libellés de la façon suivante (article XI.205, §1er, CDE) :

“L’artiste-interprète ou exécutant a seul le droit de reproduire sa prestation ou d’en autoriser la reproduction, de quelque manière et sous quelque forme que ce soit, qu’elle soit directe ou indirecte, provisoire ou permanente, en tout ou en partie.
Ce droit comprend notamment le droit exclusif d’en autoriser la location ou le prêt.
Il a seul le droit de communiquer sa prestation au public par un procédé quelconque, y compris par la mise à disposition du public de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement.
Les droits de l’artiste-interprète ou exécutant comprennent notamment le droit exclusif de distribution, lequel n’est épuisé qu’en cas de première vente ou premier autre transfert de propriété, dans l’Union européenne, de la reproduction de sa prestation par l’artiste-interprète ou exécutant ou avec son consentement”.

La durée de ces droits

L’artiste interprète ou exécutant peut invoquer ses droits en lien avec sa prestation pendant une durée de 50 ans. Attention, contrairement au droit d’auteur, ces 50 ans ne courent pas à compter de la mort de l’artiste interprète ou exécutant, mais à compter de la prestation elle-même. Voyez l’article XI.208, CDE.

Pour aller plus loin

N’hésitez pas à me contacter si vous souhaitez en savoir plus sur le droit voisin de l’artiste interprète ou exécutant.

Si cela vous intéresse, vous pouvez aussi consulter les pages 59 à 94 de mon ouvrage Le droit d’auteur en questions. J’y examine en détail le régime du droit voisin de l’artiste interprète ou exécutant.

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles