Compétence internationale, Internet et droit d’auteur

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Il y a 5 ans, j’ai entrepris d’examiner en profondeur la question de la compétence internationale en cas d’atteinte par Internet au droit d’auteur, dans le cadre de mon année de spécialisation en propriété intellectuelle à la KUB (pour mon parcours complet, voyez ici).

L’idée m’était venue lors d’un cours de droit international privé, l’année précédente, à l’ULB. Le sujet m’avait déjà passionné mais force est de constater que (i) je n’étais pas vraiment d’accord avec les analyses proposées sur cette thématique (quelque chose n’était pas cohérent) et que (ii) le sujet avait à peine été effleuré par la doctrine (quant à la jurisprudence, elle était assez ponctuelle et éparse).

Le sujet était donc relativement vert, et il me semblait très intéressant de le creuser.

C’est ainsi qu’en octobre 2010 j’ai commencé à me documenter et à pousser plus loin la réflexion. D’abord théorique. Puis pratique (en examinant toute la jurisprudence existant alors en Belgique, en France et au Pays-Bas). Dès lors que la majorité des décisions rendues dans ces pays concernait le droit des marques, je me suis décidé à oser une comparaison entre la problématique de la compétence internationale en cas de violations sur Internet en droit des marques et en droit d’auteur.

6 mois plus tard, la gestation était terminée et je déposais à la KUB un mémoire intitulé Contrefaçon, internet et compétence internationale : le droit d’auteur échapperait-il à la théorie de la focalisation ?” (disponible ici).

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L’introduction de ce mémoire était la suivante :

“Internet a révolutionné nos vies. En quelques clics, nous avons la possibilité d’obtenir les dernières informations sur la situation nucléaire à Fukushima, nous avons le loisir de chercher les photos exclusives attestant de la mort d’Oussama Ben Laden, nous avons la chance de pouvoir échanger avec des amis aux quatre coins du monde, nous pouvons réserver des billets d’avion ou commander une nouvelle télévision à distance… En somme, grâce à ce formidable outil, nous avons désormais l’opportunité de travailler, de nous divertir de mille et une façons et de trouver, assez facilement, toutes les informations que nous recherchons.

Aussi fabuleux soit-il, cet outil n’en est pas moins sans dangers ou exempt de vices. Les informations échangées, par exemple, peuvent être des œuvres protégées par le droit d’auteur. Notre société de consommation nous pousse à vouloir tout avoir, tout de suite et, autant que faire se peut, à moindre coût ! Il est donc très tentant d’échanger avec d’autres internautes, via des plateformes conçues à cet effet, des œuvres : chacun met à disposition d’autrui le répertoire musical ou cinématographique qu’il possède. Il est également fort alléchant pour certains de créer des sites internet sur lesquels des œuvres protégées seront massivement mises en ligne, afin d’attirer les internautes, de générer du trafic et de gagner de l’argent grâce à des régies publicitaires placées sur les pages web.

Internet est donc devenu un foyer incroyablement favorable à la contrefaçon. L’une des réactions possibles face à ce fléau est d’agir en justice afin d’obtenir la cessation et la réparation de ces atteintes. Mais, agir en justice, lorsque l’on est confronté à une contrefaçon commise par le biais d’Internet, n’est point chose aisée. L’une des premières questions qui se pose est celle de savoir où intenter son action. En effet, Internet favorise les contrefaçons transfrontières. Bien entendu, la victime qu’est l’auteur pourra porter sa cause devant les juridictions du défendeur, mais ceci n’est pas toujours satisfaisant ni même réaliste car le contrefacteur ou l’hébergeur du contenu illicite peut être domicilié à des milliers de kilomètres de l’auteur. L’une des alternatives se trouve donc assurément dans la compétence internationale du juge du lieu de la survenance du fait dommageable. Cependant, un autre problème surgit alors : vu le caractère ubiquitaire d’Internet, le fait dommageable risque de pouvoir être localisé partout. Un site web étant, sauf exceptions, accessible de tout point du globe, il est logiquement possible d’invoquer une contrefaçon et donc un dommage en tout lieu, ce qui revient à consacrer la juridiction de tous les pays du monde.

Une théorie fut alors imaginée afin de remédier aux affres de cette compétence systématique ou universelle. Cette théorie est celle de la focalisation. En deux mots, il s’agit de vérifier si le site internet, instrumentalisé ou géré par le contrefacteur, est focalisé (dirigé) vers l’Etat où le fait dommageable est invoqué. Dans l’affirmative le juge de cet Etat sera compétent. Dans le cas contraire, ce juge devra décliner sa juridiction.

Face à cette problématique tortueuse, notre ambition est d’examiner les règles de compétence internationale applicables en Europe aux contrefaçons de droit d’auteur, de mettre en lumière les difficultés auxquelles peuvent mener ces règles lorsqu’il s’agit de contrefaçons commises par le biais d’Internet et de réfléchir à l’alternative que constitue la théorie de la focalisation. Aussi, au terme d’une étude minutieuse de la législation et de la doctrine pertinentes, sans oublier un examen approfondi de jurisprudence, nous devrions être à même d’y voir plus clair et de répondre à la question centrale de cet essai, à savoir : le droit d’auteur échapperait-il à la théorie de la focalisation ?”.

Et en conclusion, j’écrivais :

“Au terme de cette étude, nous pensons avoir confirmé notre intuition initiale et démontré à suffisance que le droit d’auteur doit indiscutablement échapper à la théorie de la focalisation.

A ce titre, des considérations de droit matériel nous ont permis de comprendre la différence essentielle entre le droit d’auteur et le droit des marques. Certes, il s’agit là de deux droits de propriété intellectuelle, mais le premier n’est pas soumis au principe de territorialité formelle, ce qui implique qu’il a une portée quasi-universelle. Aussi, une œuvre peut être contrefaite dans les 164 Etats membres de la Convention de Berne. Contrairement au droit des marques donc, le caractère ubiquitaire d’Internet pose moins de problèmes puisqu’il est davantage en adéquation avec la protection quasi-universelle dont jouit une œuvre protégée. L’examen de la nature des droits d’auteur renforce cette conviction : ceux-ci peuvent être violés par la simple diffusion de l’œuvre protégée.

En synthèse, un auteur victime d’une contrefaçon en ligne pourrait donc, selon nous, agir soit devant le tribunal du domicile du défendeur, soit devant le tribunal du lieu de l’évènement causal (lieu d’établissement du contrefacteur ou lieu où le site litigieux est hébergé), soit encore devant les tribunaux des 27 Etats membres de l’Union européenne mais alors uniquement pour le dommage subi sur le territoire de chacun de ces 27 Etats.

Ainsi que nous l’avons exposé, rien ne s’oppose plus à la compétence systématique des 27 Etats membres. Observons d’ailleurs que si l’auteur agit en cessation devant le juge du lieu où le dommage est subi, la portée territoriale de cet ordre de cessation devra être limitée à ce territoire, ce qui ne devrait pas poser de problèmes puisqu’il est aujourd’hui possible d’empêcher la diffusion du contenu d’un site internet vers certains territoires, sans pour autant être obligé de fermer le site internet. L’argument technique lié à l’action en cessation nous semble donc, à l’heure actuelle, devenu caduque !

En conclusion, la focalisation est une belle théorie, utilisée massivement par les Cours et tribunaux français, mais il nous semble qu’elle ne devrait pas déborder du cadre très précis dans lequel et pour lequel elle fut élaborée, à savoir la matière strictement territoriale du droit des marques.

Bien sûr, il demeure des incertitudes. Toutefois, nous devrions savoir, à brefs délais, si notre analyse est exacte. La Cour de justice devrait, en effet, se prononcer sous peu dans les affaires eDate et Olivier Martinez. La décision de la Cour sera déterminante car nous apprendrons, seize ans après l’arrêt Shevill, si celui-ci est applicable ou non à Internet. Du reste, le règlement de l’affaire Wintersteiger sera également précieux car nous saurons alors si la focalisation est applicable ou non au droit des marques et, le cas échéant, le critère dont il convient de faire usage lorsqu’une marque est atteinte par le biais du système AdWords de Google”.

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Ce qui est intéressant, c’est qu’à l’époque (ce mémoire a été défendu oralement en juin 2011), la Cour de justice de l’Union européenne n’avait encore rendu aucun arrêt sur ce sujet (compétence internationale en présence d’un cyberdélit).

Aujourd’hui, 5 ans plus tard, cette même Cour a notamment rendu les arrêts suivants :

L’article 5, point 3, du règlement (CE) n° 44/2001 […] doit être interprété en ce sens que, en cas d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’État membre du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts. Cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été. Celles-ci sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie.

L’article 5, point 3, du règlement (CE) nº  44/2001 […] doit être interprété en ce sens qu’un litige relatif à l’atteinte à une marque enregistrée dans un État membre du fait de l’utilisation, par un annonceur, d’un mot clé identique à ladite marque sur le site Internet d’un moteur de recherche opérant sous un domaine national de premier niveau d’un autre État membre peut être porté soit devant les juridictions de l’État membre dans lequel la marque est enregistrée, soit devant celles de l’État membre du lieu d’établissement de l’annonceur.

L’article 5, point 3, du règlement (CE) nº 44/2001 […] doit être interprété en ce sens que, en cas d’atteinte alléguée aux droits patrimoniaux d’auteur garantis par l’État membre de la juridiction saisie, celle-ci est compétente pour connaître d’une action en responsabilité introduite par l’auteur d’une œuvre à l’encontre d’une société établie dans un autre État membre et ayant, dans celui-ci, reproduit ladite œuvre sur un support matériel qui est ensuite vendu par des sociétés établies dans un troisième État membre, par l’intermédiaire d’un site Internet accessible également dans le ressort de la juridiction saisie. Cette juridiction n’est compétente que pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elle relève.

L’article 5, point 3, du règlement (CE) n° 44/2001 […] doit être interprété en ce sens que, en cas d’atteinte alléguée aux droits d’auteur et aux droits voisins du droit d’auteur garantis par l’État membre de la juridiction saisie, celle-ci est compétente, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, pour connaître d’une action en responsabilité pour l’atteinte à ces droits du fait de la mise en ligne de photographies protégées sur un site Internet accessible dans son ressort. Cette juridiction n’est compétente que pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elle relève.

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L’opportunité m’a été donnée de commenter, dans des revues spécialisées, ces arrêts (qui résolvent – si pas complètement, au moins en grande partie – la problématique abordée dans mon mémoire en 2010-2011) :

  • Frédéric Lejeune, “Le lieu du fait dommageable : derniers développements en lien avec le droit d’auteur”, Auteurs & Media, 2015, pp. 139-146
  • Frédéric Lejeune, “Une clarification attendue : en matière de compétence internationale, le droit d’auteur échappe à la théorie de la focalisation”, Auteurs & Media, 2014, pp. 186-195
  • Frédéric Lejeune, “Réutilisation et communication au public en ligne, les internautes pris pour cibles ?”, Auteurs & Media, 2013, pp. 156-165
  • Frédéric Lejeune, “La CJ rejette toute forme de focalisation pour les AdWords”, Intellectuele Rechten – Droits intellectuels (I.R.D.I.), 2013, pp. 61-64
  • Frédéric Lejeune, “Contrefaçon, internet et compétence internationale : le droit d’auteur échapperait-il à la théorie de la focalisation ?”, Auteurs & Media, 2011, pp. 425-442

Je vous renvoie également aux billets précédemment publié sur ce blog qui sont en lien avec cette problématique :

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles