Droit d’auteur, programmes d’ordinateur et gérant de société : absence de présomption de cession

Introduction

Je vous ai déjà parlé de la problématique des cessions de droits d’auteur à de nombreuses reprises (notamment ici et ). A chaque fois, il était question des cessions de droits en présence d’employés (contrat de travail) ou d’indépendants (contrat de commande).

Je vous ai également déjà parlé de la protection par le droit d’auteur des logiciels, des programmes d’ordinateur et des applications web et mobiles (notamment ici et ).

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Aujourd’hui j’aimerais vous entretenir d’un sujet lié à ces deux problématiques, mais non encore abordé :

  • lorsqu’un gérant de société crée un programme d’ordinateur dans le cadre des activités de sa société, à qui appartiennent les droits d’auteur?
  • au gérant de la société ou à la société?
  • faut-il un contrat de cession en faveur de la société ou, au contraire, existe-t-il une présomption de cession en faveur de la société?

L’arrêt de la Cour de cassation C.09.0226.N du 3 juin 2010 apporte une réponse très claire à ce sujet.

Les faits ayant mené à l’arrêt de la Cour de cassation C.09.0226.N du 3 juin 2010

Le gérant statutaire d’une société privée à responsabilité limitée (“SPRL”) crée, dans le cadre des activités de cette société, un logiciel.

Ce gérant n’a pas conclu de contrat de travail avec la SPRL ; pas plus qu’il n’a conclu, avec elle, de contrat de cession de droits sur le logiciel.

La SPRL fait faillite et un litige s’engage entre le gérant de la SPRL (désormais faillie) et le curateur ainsi que les potentiels repreneurs.

Ce litige porte sur la question de savoir si les droits (notamment les droits d’auteur) sur le logiciel créé par le gérant, dans le cadre des activités de cette SPRL,  appartiennent toujours au gérant ou si, au contraire, ces droits appartiennent à la SPRL et font donc partie de son patrimoine.

Le gérant invoque le fait qu’il est l’auteur du logiciel et qu’il n’a, à aucun moment, cédé ses droits à sa société (absence de contrat de cession de droits d’auteur).

Or, les droits d’auteur appartient à la personne physique qui crée l’œuvre (actuel article XI.170 CDE) et demeurent la propriété de cette personne physique aussi longtemps qu’une cession n’a pas été formalisée (cession qui, vis-à-vis de l’auteur, devra être écrite) (actuel article XI.167 CDE).

De l’autre côté de la barre, les adversaires du gérant invoquent le fait qu’en matière de logiciels une règle spécifique a été prévue, à savoir une présomption de cession automatique au profit de l’employeur pour les logiciels créés par un employé :

« Sauf disposition contractuelle ou statutaire contraire, seul l’employeur est présumé cessionnaire des droits patrimoniaux relatifs aux programmes d’ordinateur créés par un ou plusieurs employés ou agents dans l’exercice de leurs fonctions ou d’après les instructions de leur employeur » (actuel article XI.296 CDE).

En vertu de cette présomption, les adversaires du gérant estiment que la SPRL est automatiquement cessionnaire des droits d’auteur sur le logiciel créé par son gérant dans le cadre de l’activité de cette SPRL.

Le gérant conteste l’application de cette présomption de cession en matière de programmes d’ordinateur dès lors qu’il n’est pas employé de la SPRL, mais indépendant ; aucun contrat de travail ayant été conclu entre sa SPRL et lui-même.

Les décisions en première instance et en appel

Le gérant est débouté de sa position en première instance.

Le gérant est pareillement débouté en appel.

La cour d’appel de Gand estime notamment que la présomption de cession prévue en matière de logiciels s’applique non seulement aux employés mais également aux gérants statutaires de sociétés, de sorte qu’en l’espèce il faut considérer qu’une cession automatique des droits d’auteur du gérant a eu lieu au profit de la SPRL (désormais faillie).

Le gérant introduit un pourvoi en cassation.

La décision de la Cour de cassation

Dans son arrêt C.09.0226.N du 3 juin 2010, la Cour de cassation donne tort à la cour d’appel de Gand et casse l’arrêt prononcé par cette dernière.

La Cour de cassation estime notamment que la présomption de cession prévue en matière de logiciels s’applique :

  • aux seuls employés ou agents dans l’exercice de leurs fonctions ;
  • et non aux gérants de sociétémême si ces gérants créent le logiciel dans le cadre des activités de la société.

Le raisonnement de la Cour de cassation est le suivant:

« 1. En vertu de l’article 3, § 3, alinéa 1er, de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins, lorsque des oeuvres sont créées par un auteur en exécution d’un contrat de travail ou d’un statut, les droits patrimoniaux peuvent être cédés à l’employeur pour autant que la cession des droits soit expressément prévue et que la création de l’oeuvre entre dans le champ du contrat ou du statut.

 En vertu de l’article 3 de la loi du 30 juin 1994 transposant en droit belge la directive européenne du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, sauf disposition contractuelle ou statutaire contraire, seul l’employeur est présumé cessionnaire des droits patrimoniaux relatifs aux programmes d’ordinateur créés par un ou plusieurs employés ou agents dans l’exercice de leurs fonctions ou d’après les instructions de leur employeur.

 2. Il résulte de ces dispositions que la présomption que l’employeur est cessionnaire des droits patrimoniaux, instaurée en matière de programmes d’ordinateur, déroge à la règle générale applicable en matière de droits d’auteur, qui exige qu’une cession des droits patrimoniaux à l’employeur soit expressément prévue.

La présomption n’est applicable que pour les droits patrimoniaux relatifs aux programmes d’ordinateur créés par des employés ou agents dans l’exercice de leurs fonctions ou d’après les instructions de leur employeur et ne peut être étendue aux droits patrimoniaux relatifs aux programmes d’ordinateur créés par le gérant statutaire d’une société commerciale qui n’a pas la qualité d’employé ensuite d’un contrat de travail conclu avec cette société.

3. Les juges d’appel constatent que les parties ne contestent pas que le demandeur n’était pas un employé au sens de la législation belge sur le travail. Ils considèrent que la présomption établie par l’article 3 de la loi du 30 juin 1994 transposant en droit belge la directive européenne du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur s’applique au gérant statutaire, de sorte qu’il y a eu cession automatique des droits patrimoniaux au profit de la société dont le demandeur était gérant.

4. En statuant ainsi, les juges d’appel violent la disposition légale mentionnée au considérant 3. Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, est fondé ».

***

Conclusion

  • Comme c’est le cas pour toutes les oeuvres, les droits d’auteur sur un logiciel, un programme d’ordinateur ou une application web/mobile appartiennent à la personne physique qui a (originairement) créé le logiciel, le programme d’ordinateur ou l’application web/mobile;
  • Une cession de droits d’auteur est donc nécessaire pour qu’un tiers soit investi des droits d’auteur sur le logiciel, le programme d’ordinateur ou l’application web/mobile (cession qui devra, pour des besoins de preuve, être faite par écrit);
  • Exception : si on est dans le cadre d’une relation de travail (contrat de travail/contrat d’emploi), l’employeur bénéficiera, grâce à une présomption légale, d’une cession automatique des droits d’auteur sur le logiciel, le programme d’ordinateur ou l’application web/mobile, créé(e) par un employé (dans l’exercice de ses fonctions ou d’après les instructions de cet employeur);
  • Cette exception au profit de l’employeur s’interprète restrictivement et vaut uniquement et exclusivement en cas de relation de travail (Cass., 3 juin 2010, C.09.0226.N); a contrario, cette exception ne vaut pas en présence d’un indépendant et/ou d’un contrat de commande avec un indépendant (il faut un employé et un contrat de travail/d’emploi); ce n’est donc pas parce que vous commandez un logiciel, un programme d’ordinateur ou une application web/mobile à une agence, à un indépendant, etc., que vous aurez automatiquement les droits sur ce logiciel, ce programme, ou cette application;
  • Cette exception (qui s’interprète restrictivement) ne permet donc pas non plus à une société d’obtenir les droits d’auteur sur un logiciel, un programme, ou une application web/mobile, créé(e) par son ou l’un de ses gérant(s) ou l’un de ses organes (sauf, éventuellement, si ce gérant ou cet organe est aussi employé de ladite société); il est donc fondamental de régler expressément et par écrit la question des droits d’auteur du gérant/de l’organe qui a créé un logiciel, un programme, ou une application web/mobile dans le cadre des activités de sa société…

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Frédéric Lejeune, avocat au barreau de Bruxelles